Staline

-La septimème figure-

2002

Personnages 25 plus chœur et figuration
Lieu Le Kremlin, la Place Rouge, lieux divers de Moscou et de l‘URSS
Durée de jeu 3h
Argument Janvier 1924 : les sept chefs du parti bolchevique, détenteurs du pouvoir sur la Russie et les autres Républiques Soviétiques, portent le cercueil de Lénine, père de la révolution. L’un d’eux va supplanter les six autres, les écarter du pouvoir, ordonner et ordonnancer leur mise à mort …
La pièce se développe en trois mouvement : la prise du pouvoir, le tsar rouge, la guerre patriotique ; et adopte diverses perspectives, divers éclairages, divers jeux pour approcher un « trou noir » politique : Staline.

Cette pièce a été écrite entre 1999 et 2002 avec une aide du Centre national des Lettres.

Une page de texte

(Les funérailles de Lénine)

(…)

Entrent, portant le cercueil de Lénine, les membres du politburo (moins Trotski) : Kamenev, Zinoviev, Staline, Boukharine, Rykov, Tomski. Ils le posent et le dressent debout, comme une armoire. 

Boukharine :  Lénine, une plume sur nos épaules : il n’était plus qu’une ombre. Mais son héritage, quelle charge colossale sur nos épaules !

Zinoviev : Pour une telle charge, nous ne sommes pas trop de six, je veux dire de sept.

Tous : Nous ne sommes pas trop de sept.

Staline : Nous tous, ici, nous savons que nous ne sommes pas trop de sept. Mais le septième, le sait-il ?

Zinoviev : Pour Trotski, un seul suffit. Lui-même.

Rykov : Pourquoi n’est-il pas présent aux funérailles ?

Kamenev : Trotski, explique-toi sur cette absence… Ou serais-tu déjà en train de comploter ?

Zinoviev : Trotski se voit dans les habits de Bonaparte. Il ne les trouve pas trop larges.

Tomski : Trotski, veux-tu faire de l’Octobre Rouge la veillée d’armes d’un Dix-huit Brumaire ?

Boukharine : Trotski, pour toi, pour nous, explique-toi sur cette absence.

Au loin, Trotski :

Trotski :  L’homme de fer, celui qui se déclare comme tel !… m’a évincé des funérailles. Une erreur de date, prétend-il ! Peu importe, je n’ai pas de disposition pour les cérémonies funèbres. Qu’il accomplisse tranquillement sa vocation de croque mort principal ! Et ainsi de vous tous : portez en terre  le Vieux sans moi !… Mais votre unisson dans la critique montre mon isolement depuis que Vladimir Ilitch n’est plus. C’est que je reste le seul véritable chef révolutionnaire, depuis que Vladimir Ilitch n’est plus ! Tandis que vous étiez peu ou prou dans l’ombre de Lénine, je déplaçais des montagnes, épaule contre épaule avec lui… Oui ! Il en est ainsi et cela vous déplaît. Mais les faits sont têtus, camarades ! Il faudra bien que vous vous y fassiez…

Staline :  Une erreur de date. Une stupide erreur de date dont j’avoue l’entière responsabilité… Mais ce n’est qu’une cérémonie funéraire. Quelle importance pour un véritable esprit matérialiste ?… J’ai commandé l’embaumement du corps. Ainsi, le peuple pourra venir se recueillir comme nous le faisons nous-mêmes.

Ils ouvrent le cercueil. Apparaît le corps de Lénine, en pieds. Un temps de recueillement. Lénine, s’avançant au seuil (ou voix off).

Lénine : C’est vrai, elle est colossale, la tâche qui vous attend, mes vieux compagnons de lutte. Rien de moins que propulser une société arriérée vers l’avenir de l’homme,  vers le communisme. Un défi impossible, mais pour lequel nous n’avons plus d’alternative… Seulement, je ne vous ai pas laissé sans moyen pour accomplir cette tâche. Celui que je vous ai légué est un formidable instrument pour agir la société. C’est le parti ! Le parti qui s’est rendu maître de tous les rouages du pouvoir. Nous avons éliminé la contestation à l’extérieur, nous en avons fait le lieu efficace du débat, nous en avons fait le levier qui soulève les montagnes humaines. Lev Davidovitch, même isolé au sein de l’instance dirigeante, te révolteras-tu contre ton parti ?

Trotski, au loin : Je ne me révolterai pas contre mon parti car je ne peux avoir raison, seul, contre le parti. Nul ne peut avoir raison, seul, contre le parti. On ne peut avoir raison qu’avec et par le parti car l’histoire n’a pas créé d’autres voies pour avoir raison.

Lénine : C’est bien cette fidélité au parti que j’attends de toi et que je demande à chacun de vous. Car, avec un parti affaibli par les divisions, qu’adviendrait-il de cette expérience unique de libération de l’homme qu’est notre Révolution socialiste ?… 

Tous :  Sans un parti puissant, c’en est fini de notre Révolution socialiste !

Lénine : Hé bien, que chacun d’entre vous me dise où réside, selon lui, la force du parti.

Rykov : La force du parti, c’est la force de nos convictions, c’est la force de conviction de tous les membres du parti. La force du parti est que chacun d’entre nous n’agit pas pour son propre bénéfice, mais pour notre conviction commune. C’est pourquoi nous devons fidélité au parti.

Kamenev :  La force du parti est dans la confrontation des idées, dans l’âpreté des débats. La force du parti est que la ligne juste finit toujours par l’emporter. C’est pourquoi personne n’a raison, seul, contre le parti. C’est pourquoi nous devons fidélité au parti.

Tomski : La force du parti est qu’il vise au bien-être de ceux qui sont les forces vives de la société, elle est qu’il a derrière lui l’immense armée des travailleurs. C’est pourquoi nous devons fidélité au parti.

Boukharine : La force de notre parti est qu’il a en vue l’homme de demain, elle est qu’il a en vue le monde de demain. L’avenir a raison sur le présent. C’est pourquoi nous devons fidélité au parti.

Zinoviev : La force du parti est qu’il agit à partir d’une vision scientifique de la société. Individuellement, nous pouvons nous tromper mais, en dernier ressort, le matérialisme dialectique, lui, a toujours raison. C’est pourquoi nous devons fidélité au parti.

Un temps.

Lénine : Et selon toi, camarade Staline, qu’est-ce qui fait la force de notre parti ?

Staline : Je suis d’accord avec tout ce qu’ont dit les camarades. Ce qui fait la force du parti, c’est bien ce que chacun, à sa manière, a dit.  Il n’y a rien à ajouter.

Lénine : Moi, j’ai quelque chose à ajouter. Il y a un camarade qui n’est pas à sa place dans les instances dirigeantes du parti. Un camarade qui n’apporte pas trop la contradiction dans les débats mais qui a montré sur le terrain la plus extrême brutalité envers ses propres camarades de parti. Un camarade dont j’ai favorisé l’ascension mais dont les méthodes à présent nécessitent qu’on l’écarte de son rôle dans l’organisation centrale du parti. J’ai consigné ces recommandations dans mon ultime lettre au parti et j’ai demandé à ma femme, la camarade Kroupskaïa, de lire ou de faire lire cette lettre à la tribune du Treizième Congrès de notre Parti communiste bolchevik. Vous savez à quel point j’étais diminué dans les derniers temps de ma vie et que, seul, le dévouement de Kroupskaïa m’a permis de communiquer encore avec vous, mes camarades. J’espère que vous l’assisterez dans cette tâche.

Lénine se retire dans le fond du cercueil.

Staline, repoussant brusquement  le couvercle : C’est vrai, il était très diminué dans les derniers temps de sa vie. Je vais prononcer l’éloge funèbre.

Voix off de Staline, qu’on entend par des haut-parleurs à l’extérieur. Les membres du Politburo se sont découverts :

Camarades ! Nous, communistes, nous sommes des gens d’une facture à part, nous sommes taillés dans une étoffe à part. Nous formons l’armée du grand stratège prolétarien, l’armée du camarade Lénine ! Il n’est rien de plus haut que l’honneur d’appartenir à cette armée. Il n’est rien de plus haut que le titre de membre du parti qui a eu pour fondateur et dirigeant le camarade Lénine ! Il n’est pas donné à tout le monde d’être membre d’un tel parti. Il n’est pas donné à tout le monde de résister aux adversités et aux tempêtes qu’entraîne l’adhésion à un tel parti. Les fils de la classe ouvrière, enfants du besoin et de la lutte, des privations inouïes et des efforts héroïques, voilà ceux qui, avant tout, doivent être membres de ce parti.

En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de maintenir bien haut et de garder dans toute sa pureté le glorieux titre de membre du parti. Nous te jurons, camarade Lénine,  d’accomplir avec honneur ta volonté ! En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de veiller sur l’unité de notre parti comme sur la prunelle de nos yeux. Nous te jurons, camarade Lénine, que, là encore, nous accomplirons avec honneur ta volonté ! En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de sauvegarder et d’affermir la dictature du prolétariat.  Nous te jurons, camarade Lénine, que nous n’épargnerons pas nos forces pour accomplir avec honneur, là encore, ta volonté !

Entrée de Trotski. Il fait face à Staline. Les autres font demi- cercle autour.

Trotski : Camarade Staline, tandis que tes fausses informations me tenaient éloigné des funérailles, tu as trouvé ta vocation : Fossoyeur en chef, Grand Embaumeur et Thuriféraire du saint Cadavre.

Avec outrance :

Nous te jurons, camarade Lénine, d’accomplir avec honneur ta volonté ! Nous te jurons que nous accomplirons avec honneur ta volonté. Nous te jurons, camarade Lénine, que nous n’épargnerons pas nos forces pour accomplir avec honneur ta volonté !

Notre parti est le parti de l’avenir, le parti du matérialisme dialectique, annonciateur d’une société nouvelle, mais la rhétorique du camarade Staline ressemble comme deux gouttes d’eau au rabâchage des popes. Le camarade Staline, sous sa vareuse militaire, laisse curieusement dépasser le surplis du séminariste !

Staline se tasse sur lui-même comme un lutteur rassemblant ses forces. Puis, dans la lenteur, en regardant Trotski, d’une voix sourde :

Staline : Tu ne penses pas, toi, camarade Trotski, que nous devons chercher à accomplir avec honneur la volonté de Lénine d’une société plus juste ?

Trotski toise Staline avec mépris et sort.

Boukharine :  Koba, ne prends pas le mors aux dents. Il est furieux du tour que tu lui as joué pour les funérailles.

Les membres du Politburo sortent.  Sauf Staline qui reste près du catafalque.

Staline :   Vladimir Ilitch, pourquoi, au dernier moment,  m’as-tu désavoué ? Est-ce vraiment parce que j’ai réglé leur compte à ces salauds de petits nationalistes géorgiens qui avaient passé des habits communistes ? Quand les marins de Cronstadt, ceux-là même qui donnèrent le signal de l’Octobre Rouge, se mirent en travers de la route du socialisme, ta main a-t-elle tremblé ? Non, elle n’a pas tremblé ! C’est par les bombes et le bagne qu’ils ont été réduits… Vladimir Ilitch, c’est de toi que j’ai appris la main qui ne tremble pas !

Je suis le seul à pouvoir mener notre patrie soviétique sur le chemin rugueux du socialisme. Aucun des camarades du bureau politique ne voit la vraie nature du parti que tu nous as légué. Ils regardent avec condescendance le fils du peuple qui a appris ses lettres chez les popes… Mais pour eux, Karl Marx est le Père, Lénine, le Fils, et le parti, le saint Esprit ! Ils disent : « Dans notre parti la ligne juste, toujours, finit par s’imposer. Personne ne peut avoir raison, seul, contre le parti. L’histoire n’a pas créé d’autre moyen pour avoir raison. » Ils croient que les idées, en elles-mêmes, sont la force. Non, Messieurs les idéalistes petits bourgeois, le parti n’est pas le saint Esprit ! Le parti est le moyen du pouvoir, le parti est l’instrument du pouvoir, le parti obéira à celui qui en prendra les commandes ! Et la main de celui-là ne doit pas trembler !…

Pourquoi au dernier moment, Vladimir Ilitch, m’as-tu désavoué ? Ta dernière recommandation au parti est une arme braquée sur moi ! Une arme pour me mettre hors de combat ! Et cette arme, mon ennemi en dispose ! Qu’il sache, qu’il veuille l’utiliser et j’irai, moi, Staline, rejoindre les oubliettes de l’Histoire…

Une attente… Il sort.