Spinoza et le Cyborg

2018-2023

Personnages 5, qui peuvent être interprétés à minima par 2 actrices et 3 acteurs.
Lieux et temps La pièce se déroule en vingt-et-un tableaux qui sont comme autant de portes d’un labyrinthe. Le lieu principal de l’action est la demeure du Cyborg dans un futur proche. D’autres scènes appartiennent au Siècle d’Or hollandais.
Durée de jeu 1h30
Argument Spinoza sort de « son » éternité et vient en la demeure du Cyborg pour débattre avec celui-ci de l’homme et de son devenir. Qu’est-ce que le Cyborg ? On l’apprendra au fur et à mesure de l’échange entre le philosophe de l’Éthique et la « machine » anthropomorphe, championne de la pensée efficace et détentrice dans ses multiples mémoires de toutes les connaissances rassemblées par les humains.

Une page de texte

Les personnages intervenant dans ces deux fragments sont Baruch (Benedict) Spinoza, le Cyborg (et sa représentation par une androïde), et Clara Maria van den Enden.

Fragment 1

Porte 3 : Le Minotaure

La demeure du Cyborg : un antre cybernétique et design dans lequel le maître du lieu se distinguera à retardement*. Dans son élégance fonctionnelle, cette demeure comporte un espace de confort humain pour la réception de visiteurs. En élément de décor : une statue d’Athéna (esthétique design). Sur la paroi de cette « caverne », en ouverture de cette Porte 3, se dessine un fond de brune où pointent les étoiles. Silhouette approchante de Spinoza. Musique d’introduction (ce peut être celle du « Don Giovanni »… tendance électroacoustique). Spinoza est sur scène quand la paroi se fait décor « high tec ».

Spinoza :  Je suis Spinoza.

Voix en résonnances du Cyborg :  Ainsi, le prudent Spinoza a répondu à mon appel pour se faire le champion des hommes.

Spinoza :  Je ne revendique pas une telle mission. D’où je viens, origine, devenir et fin se confondent et le sort des hommes de ton époque n’y est plus qu’une péripétie. C’est toi-même, étrange production du génie humain, que ton appel m’invite à découvrir.

Rire en résonnances du Cyborg.

Le Cyborg :  Tu t’extrais de ton éternité pour venir m’observer ! Eh bien, nous nous observerons mutuellement, tels deux scrutateurs en curiosité réciproque… Ou bien comme deux adversaires… Deux adversaires entrés simultanément dans l’arène, qui tournent aux aguets l’un autour de l’autre ! 

La statue d’Athéna s’anime. Elle se révèle être une androïde (Androïde_1) et prend avec naturel le relais de la parole.

Androïde 1 :  Pour l’heure, je veux satisfaire à la tradition de l’hospitalité humaine. Vois ! La table est dressée.

C’est une grande table de jeu d’échec, installée pour une partie.

Un temps de perplexité de Spinoza.

Spinoza :  Ce sont là tes nourritures ? Ce corps de circonstance m’en remet en mémoire de plus appétissantes.

Androïde 1 :  Le très sage Spinoza serait-il rétif à une ripaille logique ? Un sens peut l’investir !

Spinoza :  Si tu le dis… Je n’ai pas de prétention à ce jeu. Sais-tu même si j’en connais les règles ?

Androïde 1 :  Je le suppose d’un homme de ta provenance et de ton milieu. Mais si je me trompe, je peux te les enseigner comme je l’ai fait à ton prédécesseur. Du reste, celui-ci s’est piqué au jeu et s’est défendu comme un lion.  Mais cela importe peu : c’est toujours moi qui gagne.

Spinoza :  Mon prédécesseur ?

Androïde 1 :  Socrate.

Un silence pendant lequel les deux protagonistes s’observent.

(…)

Androïde 1 :  Ô sage Spinoza ! Tu as toi-même dit que les hommes, tout en ayant la connaissance du meilleur, choisissent souvent le pire ! L’usage de la raison, quelle que soit l’époque ! reste toujours défaillant. Aussi s’en remettent-ils à moi, qui suis la pensée efficace, pour les sortir des impasses où leur comportement les met… Mais nous omettons de satisfaire aux plaisirs de la table !

Elle invite son interlocuteur à prendre place du côté des blancs et s’installe côté noir. Spinoza commence le jeu. Réplique immédiate (elles le seront toutes). Premier coup[1], puis second coup[2].

Spinoza :  Une brassée d’interrogations se presse dans mon esprit.

Androïde 1 :  Elles s’éclairciront comme un chapelet de nœuds qui se défont les uns à la suite des autres quand on en tire le fil.

Spinoza :  Il faut que j’en apprenne plus sur cette mystérieuse puissance qu’ils ont mise en toi… pour en dépendre ensuite.

Androïde 1 :  A toi de la découvrir. Je t’ai mis sur la voie…

Spinoza :  Avec ce jeu, dis-tu…

Spinoza réfléchit au jeu. Troisième coup[3].

Androïde 1 :  Tu sais que l’homme, quand il agit, a horreur d’être soumis au hasard, aux aléas.

Spinoza :  Oui. Mais c’est le propre des actions humaines d’être soumises aux aléas… D’où le courage, ou l’inconscience selon le point de vue que l’on adopte, de l’homme d’action. Courage ou inconscience qui feront sa gloire ou sa chute.

Androïde 1 :   Ce qui fait la qualité de l’homme d’action est d’avoir un ou plusieurs coups d’avance sur les autres ou sur l’adversité. Je suis celui qui prévoit avec le plus de coups d’avance.

Spinoza :  Comme pour cette partie d’échec ?

Androïde 1 :   Comme pour cette partie d’échec. (Ils s’observent.)  Tu te trouves dans un labyrinthe : chaque coup que tu vas jouer est comme choisir une porte parmi toutes les portes de tous les coups possibles qui se présentent à toi. Tu calcules ton choix selon la représentation que tu te fais du plan du labyrinthe. Moi, qui en ai une idée claire et précise, je te vois avancer dans celui-ci, et, de ma position, je condamne devant toi les portes qui me font préjudice et j’ouvre celles qui peuvent te perdre.

Spinoza :  Jusqu’à ce que je n’ai plus de choix… jusqu’à une unique porte !

Androïde 1 :   Oui. Celle derrière laquelle je t’attends.

Un temps.

Spinoza :  Ainsi, tu es le Minotaure de ce labyrinthe, Cyborg. Je suis convié à un festin dont je suis moi-même le menu.

Rire-androïde.

Androïde 1 :   J’ai répondu à ta question, Maître Spinoza. De nous deux, je suis celui qui sait résoudre avec le plus de sûreté un système complexe. C’est à toi de jouer.

Réflexion spinozienne devant l’échiquier.

Fragment 2

Porte 6 : La Flèche de Cupidon

Dans un espace représentant un intérieur hollandais du XVIIème siècle (comme celui de « La leçon de musique » de Vermeer) :

1. Clara Maria Van den Enden (11 ans) et Benedict (Baruch) Spinoza (22 ans) : la petite maîtresse d’école et son élève.

Benedict : Salve, Clara.

Clara Maria :  Salve, Benedictus.

Benedict :  Quid hodie facimus ?

Clara Maria :  Amo ex memoria exponis.

Benedict :  Amo, amas, amat, amamus, amatis, amant.

Clara Maria :  Quid amas, Benedictus ?

Benedict : Te amo, Clara.

Clair rire d’enfant de Clara.

2. Clara Maria (12 ans). Entre Benedict.

Clara Maria, joyeusement :  Benedict ! Toute l’école est en rumeur à ton sujet !

On dit que tu es un héros de la vérité !

Rire de Benedict.

Benedict : Un héros de la vérité qui se cache dans un manteau trop large pour lui. Le fou n’a percé que le manteau !

Clara Maria, avec une angoisse soudaine : Il aurait pu te tuer…

Elle passe son doigt dans la déchirure du manteau.  Oh, Benedict ! Comment est-ce possible ! Elle pose ses mains et son front contre la poitrine du jeune homme. Vouloir te tuer… toi !… Toi ! Toi !

Il la prend gauchement par la taille.

Benedict : Si seulement je pouvais l’approcher… la vérité !

3. Benedict. Entre Clara Maria (13 ans).

Clara Maria, d’une voix blanche :  C’est fini, maman est morte.

Elle essuie des larmes.  Pourquoi m’ont-ils donné le même nom qu’elle ? C’est comme si je mourrais un peu moi-même…

Elle se mouche.  C’est étrange de voir papa sangloter comme cela…

Elle frissonne.  Bénédict, prends-moi dans tes bras… Serre-moi fort !

Il la prend dans ses bras. Elle se serre contre lui.

4. Benedict.

Benedict :  C’est une enfant ! Ne peut-on pas aimer une enfant ? Mais elle est aussi une femme. Aimes-tu l’enfant qui demeure dans la femme ou la femme qui perce dans l’enfant… Elle, au moins, ne déguise pas son amour pour moi. Oh, Baruch le raisonnable qui prend ses leçons de vie chez une enfant !

Un temps. Du calme… Tout cela passera !

5. Clara Maria (14 ans) joue de l’épinette ( ou de la guitare baroque ;  ou de la viole de gambe). Elle accompagne Benedict qui chante.

A la una yo naci
A las dos m’engrandeci
A las tres teni amante
A las quatro me casi
Me casi con un amor.
Dime niña donde vienes
Que te quiero conocer
Y si no tienes amante
Yo te hare deprender.
A la una yo naci
A la dos m’engrandesi
A las tres teni amante
A las quatro me casi
Me casi con un amor.

Clara Maria passe ses bras autour du cou de Benedict. Elle l’embrasse et sort.

Benedict :  Lumière de cet amour. Qu’un tel bonheur dure… Est-ce possible ?


* De fait, le « corps » du Cyborg est l’antre lui-même avec tous les prolongements du réseau (centres de données, centres de calcul, etc.). Dans ce corps-décor apparaitront les « truchements » du Cyborg : des androïdes.

[1] Un déroulement possible pour amateurs : 1er coup. d1_d4 ; e7_e6

[2]. C : g1_f3 ; f7_f5

[3].  g1_g3 ; C : g8_f6