1994
Personnages | 17, pouvant être interprétés par 10 acteurs et actrices. |
Lieu | Une piste de cirque, divers lieux urbains, une boîte de nuit. |
Durée de jeu | 2h00 |
Synopsis | Oniroplasmie est une farce cruelle dans laquelle des métaphores comme « avoir le cœur sur la main » ou « voir avec les yeux d’un autre » sont à prendre au pied de la lettre. Les clowns assurent l’image du pouvoir, le corps de l’homme est une matière première, enjeu d’échange et de convoitise, la ville est un terrain de chasse. Pourtant, fleurissant à même les décombres : l’amour. |
« Oniroplasmie » a bénéficié d’une aide à l’écriture (1994) de la Région Languedoc-Roussillon.
Une mise en espace, dirigée par Hélène Cohen, en a été présentée au Théâtre de la Huchette (Paris) en 2012.
Une page de texte
Personnages : Monsieur Loyal, l’Enfant-Prince, le Clown n°1, La Cavalière, Oscar Aloïs Mon’Fuller (Aloïs), Elise, Bolo, Line Lane, Jack Autre, Asmodé, Clown X, Clown Y, Clown Z, Spacibo, Pulco, Gentiane, Le Grand Veneur, un docteur , Clowns, des gardes du corps, un videur, des danseuses de cabaret.
Fragment 1
Acte I, Scène 2
Claquement du fouet. Chaque clown a trouvé sa pause. Silence.
Entrée de l’Enfant-Prince, un être chétif poussé sur un trône/chaise roulante. Il est accompagné d’un Clown Blanc : le Clown n°1.
L’Enfant-Prince
J’ai gagné au Nain Jaune, à la Bataille Navale et au Combat Electoral; et maintenant, je vais pouvoir me consacrer au bon gouvernement des hommes. Je compte sur ton aide, Clown n° 1.
Clown n°1
Tu as raison, I Pi, je m’y connais. Et je peux te dire que depuis toujours, l’art de gouverner est le même : faire des discours aux pauvres et satisfaire les riches !
L’Enfant-Prince
Très drôle, Clown n°1. Mais ce n’est pas de discours dont il s’agit à présent, mais d’actes.
Clown n°1
Bien sûr, I Pi, bien sûr. Il faut faire de nouvelles lois, des belles lois, des lois incontestables. Et cela, ce n’est pas facile.
L’Enfant-Prince
Ce n’est pas facile et cependant, c’est cela que je veux faire : une nouvelle loi, une belle loi, une loi incontestable. Peux-tu m’en dire une, Clown n°1 ?
Clown n°1
Quelle chance tu as de m’avoir, I Pi. Hé bien, oui, je peux t’en dire une : la plus nouvelle, la plus belle, la plus incontestable qui soit.
L’Enfant-Prince
Tu peux me dire cela, Clown n°1 ? Une loi qui soit au bénéfice de tous et qui m’élève aux yeux de mes administrés?
Clown n°1
Elle fera de toi le premier d’entre eux, I Pi.
L’Enfant-Prince
Quelle est cette loi, Clown n°1, quelle est cette loi ?
Clown n°1
N’est-ce pas une chance, ça, I Pi, d’avoir un numéro Un tel que moi ?
L’Enfant-Prince
Dis-moi cette loi et je te dirai si c’est ma chance.
Clown n°1
Dis-moi cette chance et je te dirai quelle est cette loi.
L’Enfant-Prince
Dis-toi que ta chance est de me dire cette loi, Clown n°1 !
Clown n°1
La voilà, ne t’impatiente pas, I Pi… Un temps. Article un ! Un temps. Article un : tout citoyen doit être riche. Un temps. Article deux ! Un temps. Tout citoyen doit être jeune. Un temps. Article trois ! Un temps. Tout citoyen doit être utile. Un temps. Article quatre ! Un temps. Tout citoyen doit respecter la loi. Un temps. N’est-ce pas une belle loi ?
Un temps.
L’Enfant-Prince
Je suis moi-même jeune, riche et utile… Je suis moi-même le plus jeune, le plus riche, le plus utile…
Clown n°1
Oui, tu es tout cela à la fois, I Pi.
L’Enfant-Prince
C’est une très belle loi, Clown n°1. Je te félicite…
Contorsions du Clown n°1… Mais qu’allons-nous faire des vieux ?
Clown n°1
C’est facile, I Pi. Les vieux seront dispensés d’être jeunes.
L’Enfant-Prince
Très bon , Clown n°1, très bon, ça. Mais avec les pauvres, qu’est-ce qu’on va faire avec les pauvres ?
Clown n°1
Très facile, I Pi. Les pauvres seront dispensés d’être riches s’ils sont utiles. Et les oisifs seront dispensés d’être utiles s’ils sont riches.
L’Enfant-Prince
Bien, bien ! Mais les pauvres vieux oisifs, hein ? Que pourrons-nous bien faire des pauvres vieux oisifs, Clown n°1 ?
Clown n°1
C’est une bonne question, ça, I Pi… Une bonne question…Mais une question qui va trouver sa réponse en elle-même parce que les pauvres vieux oisifs, ils n’en ont plus pour longtemps. Les pauvres vieux oisifs vont disparaître, tout naturellement ! Parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils sont vieux et parce qu’ils s’ennuient terriblement.
L’Enfant-Prince
Tu as raison, Clown n°1, le véritable problème est ailleurs. Le véritable problème est avec les pauvres jeunes oisifs. Car on ne peut pas dire qu’ils vont rapidement disparaître, ceux-là. Au contraire, ils croissent, se multiplient, prolifèrent. Voilà des contrevenants à notre loi qu’il faut avoir à l’œil !
Un temps de mimiques dubitatives du Clown n°1.
Clown n°1
Y’a qu’à enrichir les paresseux et faire travailler les laborieux, ainsi il n’y aura plus de contrevenant à notre loi, I Pi.
L’Enfant-Prince
Ce n’est pas réaliste, ça, Clown n°1, je suis désolé de te le dire mais ce n’est absolument pas réaliste. L’Etat est trop pauvre pour faire travailler ses pauvres. Quant à les enrichir, il y a déjà le loto, le craco, le bingo, le milliono et j’en passe…
Clown n°1
Tu es un vrai prince savant, I Pi, et il est très difficile d’être ton bon conseiller. Surtout pour une question aussi tordue que celle-là. Mais ce n’est pour autant qu’on va rester en panne. Car nous savons, d’après le théorème du docte David J. Gamberge, que tout problème a sa solution. Du reste, j’ai l’idée de cette solution, I Pi, mais je n’ose pas te la dire parce qu’elle est follement audacieuse.
L’Enfant-Prince
Follement audacieuse ?
Clown n°1
Follement audacieuse.
L’Enfant-Prince
Qu’a-t-elle de follement audacieuse, Clown n°1 ?
Clown n°1
Elle est follement audacieuse parce qu’elle est simple, mais il fallait y penser.
L’Enfant-Prince
Est-elle lumineuse ?
Clown n°1
Elle est lumineuse.
L’Enfant-Prince
Est-elle généreuse ?
Clown n°1
Elle est généreuse.
L’Enfant-Prince
En un mot, est-ce une grande idée ?
Clown n°1
C’est en un mot une très grande idée.
L’Enfant-Prince
Alors, dis-la nous.
Clown n°1
Aux pauvres jeunes oisifs, on leur demandera un petit peu d’eux-mêmes…
L’Enfant-Prince
C’est une idée, ça, Clown n°1 ?
Clown n°1
Un petit bout d’eux-mêmes… un petit bout de peau, un petit pot de sang, un petit bout de foie, un petit pot de moelle… Juste ce qu’il faut pour qu’ils se rendent utiles…
L’Enfant-Prince
Tu veux dire que celui qui aura deux reins en donnera un ?
Clown n°1
C’est ça.
L’Enfant-Prince
Celui qui aura tous ses yeux donnera celui qui lui reste ?
Clown n°1
Oui.
L’Enfant-Prince
Son testicule surnuméraire, son oreille supplémentaire, son oreillette ventriculaire ?
Clown n°1
Oui, oui, oui.
L’Enfant-Prince
C’est une idée, une bonne idée, une grande idée, nous allons l’ajouter à notre loi.
Bruits divers du côté des clowns pour :
Scène 3
Entrée de la Cavalière. Cris moqueurs des clowns. Claquement du fouet de Monsieur Loyal. Silence.
(…)
Fragment 2
Scène 4
Entrée du Vieillard. Le chahut se calme petit à petit, car le Vieillard en impose. Dès ses premiers mots, le silence sera total.
Le Vieillard
Je suis Aloïs Oscar Mon’ Fuller. Ce nom vous est connu. Ce nom appartient à la légende des bâtisseurs d’empire. Vous connaissez tous l’histoire du petit garçon qui ramassa une pièce de cent sous dans une crotte de chien et la fit fructifier au centuple. C’était moi. Je me souviens avec attendrissement de cet enfant, il y a cent ans déjà ! Cent ans se sont passés durant lesquels son nom, le mien ! est devenu un cri de ralliement sur les places boursières, la bannière d’un Empire s’étendant sur les cinq continents. Sans parler du sixième parce qu’il n’existe pas mais cela mon empire n’en a cure, il passe sous les océans, parcourt les ondes, tourne dans l’espace, se ramifie dans le sol et enserre dans son réseau des milliards d’existences.
Hé bien, figurez-vous, cet empire ne vaut à présent pas plus pour moi que la crotte de chien dans laquelle j’ai trouvé ma première pièce. Ceci vous étonne, n’est-ce pas ? Je vais vous dire pourquoi. C’est que, maintenant, je fais moi-même sous moi comme un toutou. Le cœur n’y est plus; les poumons, de vraies éponges d’arrière-cuisine; les reins, un tas de pierres. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, moi, ces banques, ces tankers, ces capitaux flottants, ces flottes aériennes ? Que voulez-vous que ça me fasse ? Hé bien, malgré tout, ça me fait ! Quand je vois la horde de mes cent soixante-quatre héritiers prête à s’entre-déchirer sans même attendre de me fermer les yeux, je n’ai qu’un rêve, tout dilapider, tout disperser, tout volatiliser. Ce n’est qu’un rêve, rien ne peut plus freiner l’ascension de mes titres, la prolifération de mes avoirs, l’infernal accroissement de ma richesse ! L’énergie d’un homme jeune n’y parviendrait pas ! Alors moi ! Moi !
Moi ? Je vis tapi derrière les vitres fumées de mes limousines, mon bassin d’aisance à portée de la main et mes couches de rechange pour quand je m’oublie, inquiet du tic-tac de mon cœur automatique et du ronronnement de ma dialyse. Et je pointe mon œil cybernétique sur la belle jeunesse des rues, je l’observe tel un vampire impuissant, je vois ces beaux corps nouveaux comme en transparence, la circulation du sang, l’arborescence des nerfs, et les viscères mordorés aux mécanismes d’horloge ! Et je rumine le gaspillage qui est fait de cette splendide vitalité !
Mes amis, j’ai toujours négligé les douceurs de l’existence. J’ai asservi mes désirs, mes envies à mon ambition. Et aujourd’hui résonne dans mon corps ruiné le brame de la bête pour la vie ! Je suis venu vous trouver pour que vous m’aidiez. Je connais la nouvelle loi. Je suis prêt à brader mon empire pour me bâtir un corps tout neuf. Je veux pouvoir choisir sur pied comme on fait d’un bétail, là, le cœur de mes vingt ans, là, les poumons de l’athlète, là, les yeux de ma jeunesse, là, la bitte de l’étalon ! Je vous demande de m’aider, je ne lésinerai pas sur les récompenses. Des fortunes vont s’ériger en un clin d’œil pour ceux qui savent saisir leur chance. La chasse est ouverte, messieurs. Les trophées en seront mes glandes de demain, mes organes de demain. Mon corps de demain, voilà le grand’oeuvre auquel aujourd’hui je vous convie. J’ai dit.
Ovation et sarabande des clowns.
Clown n°1
Ô Aloïs Oscar ! Tu vivras cent ans encore ! Ta légende n’est pas achevée et pour cette future épopée, nous cavalerons à tes côtés. Tu veux le cœur de tes vingt ans ? Tu l’auras ! Tu veux les poumons de l’athlète ? Tu les auras ! Les yeux de ta jeunesse ? Nous te les dénicherons ! La bitte de l’étalon ? Nous te la dégoterons ! Nous, tout ce que nous te demandons, Oscar Aloïs, ce n’est rien qu’une breloque : des couilles en or !
Rires, cris et hourras des clowns qui sortent en portant A. O. Mon’ Fuller en triomphe.
Fragment 3
Acte II, Scène 5
Dans la ville, Bolo, Line Lane et Jack Autre.
Bolo
Je vous ai donné rendez-vous ici parce que nos situations sont assez semblablement calamiteuses pour que nous cherchions à y remédier ensemble. Pour résumer, une seule chose nous manque et notre vie s’en trouve bouleversée : c’est l’argent. Parce que si nous avions de l’argent, moi, Bolo, je retrouverais du travail, vous, Madame Line Lane, vous récupéreriez votre logement et vous Monsieur Jack Autre, votre épouse ne vous aurait pas quitté. De même, avec de l’argent, Madame Lane, vous retrouveriez votre mari, vous Monsieur Jack, du travail, et moi, Bolo, un logement. Et pareillement, avec de l’argent, Monsieur Autre, vous auriez de quoi vous payer un loyer, moi je séduirais à nouveau la femme de ma vie, et vous, Madame Line, vous pourriez vous chercher du travail.
C’est pourquoi cette question de l’argent est véritablement une calamité si nous n’y satisfaisons pas. Car alors nous ne pouvons pas déployer pleinement nos facultés d’êtres humains…
Line Lane
Exactement. Sans compter que ça empêche de s’acheter ce quoi on a envie.
Jack Autre
Et puis, sans argent, nous tombons au rang des bêtes, à dormir ainsi sans intimité, mangeant, buvant et pissant de même. Moi je dis que la différence entre l’homme et l’animal, ce n’est pas la parole, comme on dit couramment, c’est l’argent.
Line Lane
C’est tout à fait vrai. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de ce chien qui a fait un gros héritage quand son maître est décédé mais je vais vous la raconter. Hé bien ce chien a continué à dormir comme si de rien n’était sur le lit de son ancien maître et à manger à sa table. Le domestique lui servait ses repas à l’heure habituelle, le chauffeur venait aussi le chercher à heure fixe pour la promenade et l’avoué gérait ses affaires et défendait ses intérêts. Eu égard à sa fortune, ce chien était tout aussi considéré et respecté que s’il avait été humain. Tandis que nous savons bien que le pauvre qui dort dans la rue n’est pas estimé par les passants plus que leur chien.
Bolo
Pourtant il y a un petit détail dont je suis persuadé, si vous me permettez, c’est que quand ce chien rencontrait une chienne lors de sa promenade, ils faisaient ensemble ce que pour rien au monde, moi, même absolument pauvre, je ferais dans la rue. Mais ce détail mis à part, nous pouvons bien dire que chez les êtres civilisés, l’argent, c’est tout l’homme. C’est pourquoi il est indispensable que nous ayons de l’argent.
Jack Autre
C’est bien là qu’il y a un problème. J’ai lu des tas de choses sur la question, j’ai assisté à des conférences et j’ai même fait des stages, nulle part je n’ai eu la réponse.
Bolo
Hé bien, moi, je vais vous dire pourquoi. C’est que nous abordons cette question avec un handicap énorme qui est l’habitude que nous avons prise de travailler. C’est là notre faiblesse : pour l’argent, nous pensons toujours au travail et c’est un véritable séisme pour nos petites cervelles que de nous défaire de cette idée.
Line Lane
Vous pensez que nous devrions voler, Monsieur Bolo ?
Bolo
Je n’hésiterais pas à vous proposer cette solution si je n’étais pas moi-même maladivement honnête. C’est plus fort que moi, je n’arriverais même pas à voler quelqu’un qui m’autoriserait à le faire.
Jack Autre
Je ne sais pas si c’est parce que je suis honnête mais j’ai bien trop peur pour voler. Rien qu’à cette idée, je transpire, j’ai les mains moites et les pieds poites. Du reste, dans mes rêves, à chaque fois que je vole, je me fais prendre.
Line Lane
Moi, ce n’est pas dans mes rêves que je me fais prendre, c’est dans la réalité. Sans cela je serais riche depuis longtemps. Croyez-moi si vous le voulez, je n’ai jamais pu profiter tranquillement de ce que j’avais fauché, cela s’est toujours terminé lamentablement et je me suis retrouvée à devoir payer des choses que je n’aurais jamais eu l’idée d’acheter autrement.
Bolo
Il nous faut donc chercher une autre solution.
Jack Autre
C’est cela, une autre solution.
Bolo
Cette solution, c’est de vendre.
Jack Autre
Vous plaisantez, Monsieur Bolo, je n’ai plus rien. Quand ils m’ont tout saisi, ça n’a même pas payé les emprunts…
Line Lane
Moi, un jour, j’ai voulu vendre la voiture du voisin, une bonne affaire pour tout le monde mais il a été vexé que je ne l’ai pas prévenu avant et quand il a repris son auto, il a eu un gros accident et tout a été perdu.
Bolo
On peut aussi vendre une partie de nous, comme la loi nous y invite présentement…
Jack Autre
Vous voulez dire un rein ? Un bout de foie ? Un œil ?
Bolo
Par exemple.
Line Lane
Monsieur Bolo, si, jusqu’à maintenant, je n’ai pas vendu mes fesses, ce n’est pas pour marchander un autre morceau.
Jack Autre
Moi, j’ai une cirrhose, des calculs dans les reins et je suis myope comme une taupe. Sans compter mon sang qui me donne des furoncles. Alors, au détail, je dois pas avoir beaucoup de valeur marchande.
Line Lane
Vous n’avez pas une meilleure idée que ça ?
Bolo
Si.
Jack Autre
Quelque chose qu’on pourrait vendre sans qu’il nous en coûte rien ?
Bolo
Oui.
Line Lane
Si vous avez vraiment trouvé cela, Monsieur Bolo, je suis prête à vous décerner le titre de génie universel.
Bolo
Mes amis, écoutez-moi bien, il y a une chose qui nous appartient et que nous pouvons vendre sans qu’il nous en coûte rien, ce sont nos souvenirs.
Désappointement de Line Lane et Jack Autre.
Line Lane
Ils ne valent rien, mes souvenirs. Rien que des emmerdes. Même que mon psychanalyste, il me demandait un fric fou pour les écouter…
Jack Autre
Moi je ne me souviens de vraiment rien d’intéressant, Monsieur Bolo…
Bolo
En ce cas vous êtes fichus.
Line Lane
Vous voulez dire qu’on va devenir définitivement pauvre ?
Bolo
Oui.
Jack Autre
A devoir dormir dehors ?
Bolo
Oui
Line Lane
A ne pas pouvoir nous laver ?
Bolo
Oui
Jack Autre
A être un objet de préoccupation pour le gouvernement ?
Bolo
Oui ! Je vous en conjure, faites un effort. Il y a bien dans votre vie une histoire émouvante, drôle, risible, ridicule, grotesque, pathétique, érotique, cochonne, intime, quelque chose qui ne regarde que vous mais qui pourrait exciter la curiosité de tout un chacun… Quelque chose dont vous auriez été le témoin… Vous n’avez jamais vu de soucoupe volante ?… De chien qui sauve un enfant ?… Des gens carbonisés dans un accident ?…
Jack Autre
Sur le chantier, des accidents, il y en avait à la pelle. Pour ça, je pourrais vous en faire un festival.
Bolo
Il vaudrait mieux des maisons hantées, des assassinats ou des histoires d’animaux.
Line Lane
J’ai vu quelqu’un qui racontait comment il avait assisté à un crime avec ses jumelles. Il a tout regardé en détail et quand les flics sont venus, ça s’était passé exactement comme il l’avait dit.
Jack Autre
Moi, j’ai lu le livre de celui qui avait mangé sa fiancée mais je ne me sens pas capable de faire quelque chose comme ça.
Line Lane
Vous avez entendu parler de ce couple où la femme a coupé les burettes à son mari ? Ils se sont fait un argent fou avec ça, même qu’ils sont en procès pour le partage. L’ennui, c’est que maintenant, cette idée, elle est prise.
Bolo
Vous voyez, ça commence à venir. Moi, je vais vous raconter l’histoire du chômeur qui a acheté un poulet dans un supermarché. Au moment de le mettre dans la casserole, il a été saisi par le remords devant le cadavre de la bestiole. Hé bien cet homme a dépensé ses dernières ressources pour acheter un caveau au cimetière des animaux, il lui a fait un enterrement de première classe avec couronnes et tout. Quand il a raconté son histoire à la télé, les dons ont commencé à affluer, on lui a fait un reportage, il a écrit un livre et maintenant, vous me croirez si vous voulez, il faut payer pour visiter la tombe du poulet.
Line Lane
Finalement, ça pose peut-être moins de problèmes que j’aurais pensés au départ, Monsieur Bolo.
Jack Autre
Vous croyez que si je raconte comment, à la suite d’un hasard pas croyable, j’ai tué mon père par accident et je me suis marié avec ma mère que j’avais jamais connue auparavant, ça va les intéresser aussi ?
Bolo
Je suis sûr que tout va bien marcher. Vous voyez cet immeuble de verre qui se dresse de l’autre côté de l’avenue, tout bourdonnant comme une ruche. Regardez ces hommes et ces femmes dynamiques qui franchissent les portails d’un pas alerte, la chevelure aérienne, le nez fendant l’espace qui les mène au succès. Hé bien nous allons nous joindre à eux ! Nous aussi, nous allons glisser sur la vague de la réussite ! Madame Line et vous, Monsieur Jack, tête haute ! Franchissons ensemble ces portes prodigieuses à la rencontre de notre destin !
Ils sortent.
Fragment 4
Acte III, Scène 2
Spacibo et Pulco.
Pulco
Vous êtes sûr que ma présence vous dérange pas, Monsieur Spacibo ?
Spacibo
Quoi, Pulco. Ça te fait pas plaisir de m’accompagner ?
Pulco
Si, si, Monsieur Spacibo. Mais c’est parce que c’est l’heure où, habituellement, ça vous démange…
Spacibo
Ouais, tu sais ce que c’est, Pulco. La pulsion de meurtre. Le docteur, il a trouvé l’explication. Overdose d’adrénaline qu’il a dit. Dommage pour lui qu’il ait pas trouver le remède à temps. Maintenant, je l’ai. Parce que le dixième toubib, il avait l’esprit plus vif que les autres et il a réagit tout de suite quand je lui ai donné l’explication. Même que maintenant, il m’envoie les ordonnances par la poste. Des bons médecins consciencieux comme avant, il y en a encore, quoi qu’on dise. T’as bien la seringue avec toi, Pulco ? Parce que si ça me prend, il faut faire vite.
Pulco
Pour ça, faites-moi confiance, Monsieur Spacibo.
Spacibo
C’est pour ça que je t’ai choisi, Pulco. Parce que t’es un rapide. Parce que tu vois, malgré cette maladie dont je souffre, il faut que j’assume mes responsabilités.
Pulco
Je sais, Monsieur Spacibo. Ça, je peux même dire que j’ai beaucoup d’admiration pour vous.
Spacibo
Mes lourdes responsabilités, Pulco. Oh, elle est belle, la ville, le jour ! Bien lisse, bien lustrée, bien travailleuse, bien efficace. Mais tu sais pourquoi elle est comme ça le jour, la ville ? Parce que la nuit, elle a fait le plein de sexe, de drogue, de gâchis et de crime. Hé oui ! C’est cela, notre tâche à nous, mon petit Pulco ! Semer le trottoir de belles de nuit, faire briller l’or sur le béton, éblouir les gogos, plumer les caves, allumer les camés, abreuver les soiffards, mouiller les politiciens, corrompre les poulets, soudoyer les condés, dévoyer les prêtres, envoyer les reîtres, convoyer les flingots, détourner les lingots, perforer, enlever, assassiner, violer, châtrer. Offrir à la nuit son lot de victimes innocentes et coupables. Tu vois, le temps nous est compté pour une tâche aussi vaste.
Pulco
Comme vous parlez bien, Monsieur Spacibo. Moi aussi, je voudrais devenir comme vous un très grand criminel.
Spacibo
Tu as des dispositions, Pulco, mais cela ne suffit pas. Il y faut aussi une grande détermination. Nous ne sommes pas aimés. On dit beaucoup de mal sur nous. Même que des fois, on le mérite pas. Tiens, je vais te dire. Le trafic d’armes, je suis contre. Il faut bien fournir à la demande mais franchement, je trouve ça dégueulasse. Moralement dégueulasse. Tous ces engins de mort qu’on invente, c’est répugnant. On peut bien tuer à mains nues, non ? Il faut respecter un peu la nature humaine, Bon Dieu ! Ca doit exiger un effort de tuer ! Sinon, c’est tout simplement dégoûtant !… En même temps, ce trafic, on peut pas lutter contre, ça rapporte trop. Mais mon vœu secret quand je fourgue toutes ces armes, c’est que ceux qui les achètent s’entretuent jusqu’au dernier et qu’on ne parle plus de cet affreux commerce !
Pulco
Au fond de vous, vous êtes bon, Monsieur Spacibo.
Spacibo
Mon petit Pulco, je vais te dire quelque chose. Au fond d’eux, tous les hommes sont bons. La preuve, c’est qu’ils chialent dès qu’on leur raconte une histoire avec des bons sentiments, des idées de justice. Tiens, écoute. Quand j’étais môme, je poussais pour rire mes petits camarades sous les roues des voitures. Hé bien, maintenant, je trouve ça très mal. Il ne faut tuer que par stricte nécessité. T’imagines ce que j’ai souffert avec mes crises quand j’étais pas soigné à temps ? Mon désarroi devant le type que je venais de refroidir ? Tu sais, le Bon Dieu est triste quand il reprend la vie qu’il a d’abord donné. Ça, je le sais : moi, c’est pareil. A part que moi, je l’ai pas donné avant, la vie…
Pulco
Je voudrais pas que vous soyez triste à cause de moi, Monsieur Spacibo. Si vous vous sentez tout chose, prévenez-moi avant.
Spacibo
Ce qui fait le malheur des hommes, c’est qu’ils oublient qu’ils sont bons et ils ne voient plus que leur intérêt. Ils sont aveuglés par leur intérêt.
Pulco
Vous, vous ne l’oubliez pas, votre bon fond. Parce que vous m’avez recueilli quand j’étais orphelin. Hein que vous m’avez recueilli quand j’étais orphelin ?
Spacibo
Je t’ai recueilli parce que tu avais tué père et mère, nuance.
Pulco
Seulement ma mère. Mon père, je sais pas qui c’est.
Spacibo
Ne t’impatiente pas, Pulco, tu peux encore faire sa connaissance. Tiens, regarde ce petit couple sur le banc là-bas. Je sens que je m’attendris. Tu as vu comme elle veille sur son sommeil. Ah, le mystère des êtres ! Tu n’es pas sensible à ça, toi, mon petit Pulco ? Au mystère qui plane sur ces deux tourtereaux ?
Pulco
Oui. Je me demande s’ils marcheraient pour une dose.
Spacibo
Tu ramènes les choses à ton niveau, c’est normal. Moi, c’est pas pareil. Je leur mijote un avenir, comme ça, pour me faire plaisir. Elle, par exemple, je la vois dans la revue du Gold Space ! Belle comme une étoile qui serait pas fatiguée ! Et lui, avec les mains qu’il a, j’en fais le roi des pickpockets. Tiens, allons voir ça de plus près.
(…)
Fragment 5
Acte V, Scène 3
Dans la ville, Elise.
Elise : Ce que je voudrais maintenant, c’est qu’il survienne une catastrophe incroyable. Par exemple, une étoile heurterait la Terre et nous enverrait tous en poussière dans l’espace. Cela ferait un gros nuage, les poussières d’Asmodé se mêleraient aux miennes et nous flotterions tous deux comme une sorte d’astéroïde dans la Galaxie. Ou bien c’est le soleil qui se rapprocherait et tout se mettrait à fondre, les gratte-ciel, la terre et les gens. Et nous coulerions dans le soleil et je me fondrais à Asmodé. Je sais bien qu’un tel cataclysme n’arrivera pas. Et moi, je ne suis pas en mesure de tout faire sauter. Ce serait plus simple que je saute toute seule du soixantième étage par la fenêtre du logement que m’a donné Aloïs. Mais là aussi, quelque chose me retient. Parfois, quand je monte là-haut, j’escalade quatre à quatre les derniers étages et je sens le cœur d’Asmodé qui cogne dans ma poitrine. Je m’allonge sur le sol, je ferme les yeux et je sens Asmodé qui bat en moi. C’est fou de l’entendre battre ainsi. Il se calme peu à peu, je lui parle tout doucement et sa musique m’emplit la tête. C’est comme s’il était devenu un oiseau qui vivait dans ma cage thoracique. Il n’y a pas une seconde où je ne pense pas à cela. C’est pourquoi, bien que je sois révoltée par tout ce qui m’entoure, je ne désire pas mourir. Finalement, je crois que le temps est venu pour moi d’aller trouver Gentiane. Ce qu’elle me disait me semblait délirant, mais maintenant, c’est comme ça que, moi aussi, je suis dans ma tête. Il arrivera un soir où, comme Judith pour Holopherne, je danserai devant Aloïs et je viderai mon chargeur sur lui.
Acte VI
Sur la scène (vide) du Goldspace : Line Lane.
Dans une loge : l’Enfant-Prince, la cavalière, Aloïs Oscar Mon’Fuller, le Clown n°1. Autre loge avec Spacibo, Pulco et ses hommes de main.
Line Lane : Bonjour, Messieurs Dames. Merci, Monsieur Prince, d’être venu avec votre Cavalière ainsi que tous vos Clowns. C’est beaucoup d’honneur. Merci aussi à Monsieur Spacibo de nous avoir laissés quelques instants la scène du Gold Space et à Madame Gentiane d’avoir retardé son grand spectacle pour notre petite représentation. Moi, je m’appelle Line Lane. Si je suis là, sur la scène, c’est parce que Bolo, Monsieur Bolo, m’a demandé de dire son prologue. Lui, il est resté dans la coulisse et il se prépare pour faire son rôle. Il est en train de passer une espèce de scaphandre, un machin qui doit avoir un rapport avec son histoire, moi je vois pas lequel mais c’est pas mon affaire… Ah, il est juste là, figurez-vous ! Vous, vous ne pouvez pas le voir mais moi, je le vois très bien, il a un bras coincé dans sa combinaison et de l’autre, il me fait des signes…
Vers les coulisses : Oui, oui, Monsieur Bolo…
Vers le public : Je crois qu’il me dit de vous dire ce que je vous dis, mais comme il n’a qu’une main de libre, je n’en comprends que la moitié…
Vers les coulisses : Vous en faites pas, Monsieur Bolo, tout va bien se passer ! …
Vers le public : Remarquez, je comprends qu’il se fasse du souci parce qu’il n’a pas l’habitude. Et puis son prologue, il est un peu tarabiscoté; c’est la façon dont il s’exprime qui est ampoulée, moi je dirais les choses plus simplement. C’est ce que je vais faire, du reste, ça ne pourra qu’arranger sa pièce. Je vais vous la traduire, en quelque sorte. Ça, la traduction, j’ai l’habitude. Une fois, j’ai travaillé dans une boîte d’import-export et tout ce qu’ils comprenaient pas, sur les emballages ou les notices, ils me l’envoyaient. Moi, ce que je préférais, c’était le chinois ou le tasmanien parce que là, il n’y avait pas d’emmerdeur pour regarder par-dessus mon épaule et me chicaner. A la fin, l’ennui, c’est qu’on n’avait pas mis dans les emballages ce qui était écrit dessus, on a vendu comme ça des mines antipersonnel pour des Cocottes-Minute, et bien sûr, c’est sur moi que c’est retombé, je me suis fait virer aussi sec. Tout ça pour vous dire que la traduction, ça me connaît.
Là, son histoire, à Monsieur Bolo, elle me touche beaucoup. C’est quelque chose comme la guerre des sexes, les femmes ont pris leur clique et leur claque et sont parties de leur côté avec leur marmaille. Je peux vous dire que c’est comme si j’y étais : quitter le domicile qu’on appelle conjugal avec mes mômes sous le bras, ça m’est arrivé plus d’une fois. Moi, les hommes, je les aime bien mais c’est pas possible de vivre avec eux. Avec plusieurs, encore, ça va, mais avec un seul c’est pas possible. Il y a un type, un jour, qui voulait se marier avec moi et qui m’a dit que les animaux vivaient comme ça, en couple et en famille. Et bien moi, j’y ai regardé de plus près, il faut vraiment aller chercher dans les espèces les plus reculées pour voir un mâle et une femelle qui passent toute leur vie ensemble. Enfin ça, ce n’est pas du tout dans la pièce de Monsieur Bolo. C’est une digression tout à fait personnelle. Parce que Monsieur Bolo, lui, c’est un poète. Ca se voit à des formules du genre :
« Cette histoire se passe dans un av’nir ancien »
ou encore :
« Ils décident de mettre entre la proie et l’ombre
Du plus vaste Océan l’obstacle des eaux sombres. »
Je crois que dans le fond, c’est quelqu’un de très sensible. Il voudrait que tout se passe toujours bien et dès qu’il y a quelque chose qui cloche, ça lui semble complètement dramatique. Parce que quand je vous ai dit « guerre des sexes » tout à l’heure, c’était pas une manière de parler. Dans l’histoire de Monsieur Bolo, c’est une vraie guerre avec une armée et tout. D’un côté il y a les hommes avec leur chef, Thésée, de l’autre les femmes, commandées par Hippolythe. Il paraît que c’est une légende et que les Grecs, ils avaient déjà tout inventé. Et voilà que les deux armées se font face sur un rivage. Le rivage, c’est symbolique qu’il m’a dit, Monsieur Bolo. Moi, je ne vois pas ce que cela explique mais ça ne me dérange pas. Toujours est-il que j’espère qu’on n’en arrivera jamais là. Mais on sait jamais. Un soir en me disputant avec mon mec, je lui ai balancé à la tête le hachoir à viande monophasé qu’il m’avait offert la veille. Hé bien, s’il ne s’était pas baissé à temps, il serait raide mort à l’heure qu’il est. Imaginez que toutes les femmes fassent ça le même soir et que par hasard elles fassent mouche, le lendemain, il n’y a plus d’hommes. Alors là, il faudrait bien qu’on se débrouille sans eux.
Attendez, je crois que Monsieur Bolo s’impatiente. Il a fini par mettre son scaphandre et maintenant je comprends beaucoup mieux ce qu’il me dit parce qu’il a les deux mains de libre. Et ce qu’il me dit, c’est de me dépêcher de finir le prologue. C’est vrai qu’un prologue, normalement, ça doit pas s’éterniser. Et puis il doit crever de chaud dans sa combinaison, à moins que ce soit de froid, enfin bref, il ne doit pas être à l’aise. Alors moi je suis là pour l’aider, pas pour qu’il se fasse du souci supplémentaire, je vous lis la fin et je m’éclipse.
Lisant :
Comme sur l’océan une muraille nage,
La flotte de Thésée approche du rivage.
Sur la dune, sans bruit, en attendant l’assaut,
Les guerrières voient s’échouer les vaisseaux.
D’une proue saute un homme, armé comme un hoplite;
C’est Thésée, du regard il cherche Hippolithe.
Elle sort.
(…)