1988-2000
Personnages | 3 ou 4 femmes, 5 ou 6 hommes, petite figuration. |
Lieu | Sables, éléments de chapiteau. |
Durée de jeu | 2h |
Argument | Sur un rivage de l’Océan qui fut longtemps le domaine d’une nature exubérante et l’aire de vie et de jeu d’une peuplade sans hâte de modernité, une multinationale édifie un prodigieux complexe de ressources inhumaines, tout en étant (la multinationale) vertueusement soucieuse de conserver la mémoire de ce lieu et de ses habitants « naturels ». Un lunch promotionnel et mémoriel, rassemblant la fine fleur de cette ambitieuse réalisation est subverti par un bon sauvage en un buffet anthropophagique. Télescopage conceptuel et matière à rire sur une bonne conscience… (fin de partie). |
Note de lecture
(…) « J’ai été sensible à la dimension poétique de cette œuvre : la rencontre énigmatique et l’entrechoquement, au bord d’un océan hanté par tant de mythologies, du passé le plus reculé (symbolisé par le personnage de l’aborigène, l’Homme de Brokenstone) et du présent claironnant et futuriste de la société « COMANDIS ». La cérémonie qui se déroule là et qui voit le raout programmé tourner en sacrifice païen -les membres du directoire de « COMANDIS » étant dévorés, sous forme de petits pâtés, par les employés et les invités- menace quelquefois de tomber dans un symbolisme un peu vague, mais elle reste néanmoins prenante de bout en bout. Et cela d’autant plus qu’il y a dans cette pièce une écriture vraiment originale et, dans cette écriture, une concentration ou condensation qui la prédispose au théâtre. »(…)
Comédie de Caen
(cette note a été adressée pour une première version de 1988 mais reste adaptée après la révision de 1999.)
Une page de texte
Personnages par ordre d’apparition dans le fragment :
Miss Crow, Linda Piers, l’ingénieur Delcrowe, le professeur, l’homme de Brokenstone.
Deuxième heure
1. Miss Crow
Miss Crow : Ici le sable est gris, gris blanc et gris jaune à mesure qu’on s’éloigne de la mer. La mer elle-même est grise et verte et le ciel qui se lève l’entraîne dans sa mouvance. Il y a de grands arbres blanchis par le sel et des figures de roche burinées par la houle.
Dans cette lumière de matin du monde, un rugissement a éclaté dans l’espace. Ce n’était pas celui du lion dont j’ai vu l’ombre furtive passer au ras des dunes. Non, cette stridence est venue du ciel : c’étaient de lourdes machines aux ailes tourbillonnantes se dirigeant par là-bas, vers le pied des collines.
Là-bas, où d’étranges structures de métal émergent de la brume et dressent leurs flèches dans la clarté naissante, témoignant jusqu’ici de la présence industrieuse des hommes.
2. Entrent en ordre dispersé : Linda Piers, l’ingénieur Delcrowe et le professeur
Miss Crow : Le sable est gris, la mer est grise et le ciel ne fait pas la différence. Nous sommes comme au début du monde, quand les éléments étaient encore tout mêlés…
Le professeur : Au début ?… Aussi bien à la fin, quand le Grand Tout est las de faire la distinction et qu’il laisse tout aller à vau l’eau…
Linda Piers : C’est pour assister à la fin du monde, Professeur, que vous me faites crapahuter dans tout ce sable ?
Delcrowe : Ni le début, ni la fin, nous avons simplement rendez-vous avec le vingt-et-unième siècle, qui se trouve approximativement à mi-chemin entre les deux. Attendons que la brume se lève et vous le découvrirez, là-bas, au pied des collines, avec le fabuleux chantier de « Mémoris Cantum ».
Le professeur : C’est seulement pour donner une apparence de villégiature, Madame Piers… je veux dire, ce sable.
Linda Piers : Hé bien nous attendrons, comme au théâtre, que le rideau se lève sur…
Delcrowe : Mémoris Cantum.
Linda Piers : Cela fait plus oratorio que complexe industriel, ça, Mémoris Cantum ! Quel service de communication méli-mélomane vous a sorti cela ?
Le professeur : Ce complexe futuriste, c’est une énorme machinerie pour fabriquer de la mémoire : de la mémoire papier, de la mémoire artificielle, de la mémoire virtuelle. C’est pour cela, « Mémoris Cantum »…
Delcrowe : Cent mille mètres cubes de béton, de verre et d’acier sont en train de surgir de la forêt vierge. Un port, un héliport, un megaloport. Tenez, déjà on en distingue le môle, là-bas, sur l’estuaire. Des tankers de cent mille tonneaux y accosteront. Imaginez que cette contrée vivait, il y a peu, à l’ère néolithique… et que l’an prochain Mémoris Cantum comptera vingt mille habitants dont dix mille robots !
Le professeur : Ecoutez, Madame Piers, retentir dans la bouche de l’ingénieur Delcrowe l’antique défi prométhéen : « Dans cette contrée naguère vierge se dressera l’œuvre des hommes, dont les flèches orgueilleuses taquineront le ciel. »
Delcrowe : Pas seulement celle des hommes. L’intelligence artificielle y aura sa part !
Le professeur : Comme si la Terre Mère n’en avait pas assez avec son rejeton, dernier-né à l’allure chétive mais dont les longues dents lui labourent le ventre !
Linda Piers : Là-bas, sur les collines, un labour de géant…
Delcrowe : Ce sont les plantations de Pinus extratis : cent mille hectares de bois ! Le Pinus extratis, c’est l’arbre dont la fibre ligneuse alimentera l’usine à papier. Les lagunes serviront de bassins de décantation. Mais regardez ! Un coup de projecteur solaire illumine notre chantier…
Un temps.
Linda Piers : Faramineux : toute une cité en train de surgir du sol !
Delcrowe : Je vous le disais : pharaonique !
Linda Piers : Hé, vous savez votre leçon par cœur, Ingénieur ! Pharaonique, c’est le maître mot du service communication…
Delcrowe : De quoi vous plaignez-vous, Madame Piers ? COMANDIS vous donne le vocabulaire, vous, vous n’avez plus qu’à faire les phrases.
Linda Piers : Merci pour le conseil… Mais, à propos de vocabulaire, qu’est-ce que vient faire cet homme de Brokenstone qui occupe toute une manchette de la littérature maison ? Là, j’aurais besoin qu’on m’aide aussi à faire les phrases.
Delcrowe : L’homme de Brokenstone ? Mais c’est un canular, une attrape gogo pour touristes…
Linda Piers : Un canular ?
Delcrowe : Avant que le chantier démarre, il y avait dans le secteur quelques villages de tribus attardées. Les gens vivotaient de pêche et de cueillette jusqu’au moment où ils ont compris qu’en sortant les plumes et les danses des ancêtres, on faisait courir les anthropologues et les collectionneurs du monde entier. C’est ça l’origine du folklore.
Le professeur : N’écoutez surtout pas les vaticinations de notre ami Delcrowe, Madame Piers… Attendez ce soir. Lors de la conférence de presse, nous vous donnerons, avec ma collaboratrice, toutes les informations que vous voudrez sur la question.
Linda Piers : Des tribus coexisteraient encore avec ce chantier… pharaonique ?
Miss Crow : Non. Avec l’exploitation de la forêt, les tribus se sont dispersées. Il ne reste que quelques individus qui ont trouvé une fonction sur le site.
Linda Piers : Professeur, votre Institut, où doit-il s’établir ?
Le professeur : A sa juste place, c’est à dire en bordure de forêt… Puisqu’il doit être le trait d’union entre passé et avenir, entre l’hier et le demain.
Linda Piers : Quelle langue de bois ! Cela veut dire quoi, ça, un trait d’union entre l’hier et le demain ?
Le professeur : Mais de la mémoire, Madame, de la mémoire vive !
Linda Piers : Et pour votre Institut, c’est aussi COMANDIS qui paie ?
Le professeur : Juste retour des choses. COMANDIS rase la forêt primaire, il est normal qu’il finance la conservation des espèces…
Linda Piers : Si j’ai bien compris le but de votre Institut, c’est de sauvegarder la forêt en éprouvette…
Delcrowe : Et l’homme de Brokenstone en bocal ! Ah, ah, ah !
Le professeur : Mis à part le mauvais goût de l’ingénieur, on peut voir les choses comme cela. Une banque où sera conservée la mémoire des espèces.
Linda Piers : Dites donc ! Une banque où le moindre dépôt vaudra une fortune quand la forêt elle-même aura disparue !
Le professeur : Une fortune ? Vous savez, il n’y a rien de plus reproductible que la vie. C’est même cela, la vie : ce qui se reproduit tout seul. Croyez-vous qu’on puisse spéculer avec ce qui se reproduit tout seul ?
Delcrowe : Moi je penche tout de même pour l’avis de Madame Piers. Si vous avez de l’argent qui dort, n’hésitez pas, achetez des actions de COMANDIS.
Le professeur : Je ne pense pas que Madame Piers ait besoin de vos conseils, Ingénieur.
Linda Piers : Où sont les gens du directoire ? Je pensais les rencontrer à mon arrivée…
Delcrowe : Vous savez ce qui s’est passé ? On a signalé un fauve dans l’arrière pays et ils sont tous partis pour un safari.
Linda Piers : Un fauve, par ici ?
Delcrowe : A une heure d’hélico, c’est encore la jungle…
Linda Piers : Dommage qu’ils ne m’aient pas invitée.
Le professeur : N’oubliez pas, Madame Linda Piers, qu’aujourd’hui, c’est avant tout l’inauguration de mon Institut.
Linda Piers : Je sais. Mais comme c’est COMANDIS qui met les petits plats dans les grands…
Delcrowe : Voyez-vous, Professeur, elle aussi préfère la chasse au grand fauve plutôt que le menu fretin comme nous.
Linda Piers : Cette structure qu’on installe sur le rivage, c’est aussi votre chantier, Ingénieur ?
Delcrowe : Non. Seulement un dôme démontable pour la réception, ce soir… Rassurez-vous, le gratin de COMANDIS sera là au grand complet. Ils vont poser pour le tableau de chasse puis entonner un hymne à Mémoris Cantum. Pour la suite de la soirée, le professeur déguisé en homme de Brokenstone nous exécutera une danse du scalp. Tandis que rôtiront dans notre cuisine de campagne des cochons sauvages et des veaux marins. C’est bien ce qui est prévu, Professeur ?
Le professeur : Vous savez que je vous trouve toujours très drôle, Delcrowe…
Il s’éloigne avec Delcrowe.
3. Linda Piers, Miss Crow
Linda Piers : Il me donne la fringale avec son menu des îles. Il faut dire qu’avec les décalages horaires, depuis vingt quatre heures, j’enfile les petits déjeuners les uns après les autres. J’ai envie de viande rouge, moi !
Miss Crow : Si vous patientez jusqu’à ce soir, vous en aurez comme vous voudrez : c’est l’homme de Brokenstone qui fait le menu. Un spécialiste du genre.
Linda Piers : C’est vrai, l’homme de Brokenstone… Je compte sur vous pour éclairer ma lanterne !
Miss Crow : En quoi vous intéresse-t-il particulièrement ?
Linda Piers : Une intuition.Pour délayer le futurisme de COMANDIS dans un peu de sauvagerie. Par goût du paradoxe. La juxtaposition de l’homme ancien avec la modernité. Qu’est-ce que Mémoris Cantum ? Une utopie industrielle, paraît-il. Respectueuse des équilibres. Puis au détour d’une phrase du service de communication se glisse l’homme de Brokenstone. D’où sort-il au juste ? Mystère.
Miss Crow : Il n’y a pas de mystère. Vingt thèses, et autant de livres ont été consacrés à l’homme de Brokenstone. Il y a même des photos anciennes, de vieux films : pour les anthropologues, c’est un cas d’anthologie. On sait comment il mangeait, se lavait, faisait l’amour, élevait ses enfants. Seulement, avec la disparition de la forêt, lui aussi a disparu. Des cris d’alarme ont été lancés en leur temps mais à présent, c’est trop tard. Si vous voulez vraiment savoir ce qu’il en reste, allez jusqu’à la ville. Les baraquements que vous avez pu apercevoir en transitant par l’aéroport.
Linda Piers : Non. Pour moi, c’est hors sujet. S’il est allé lui aussi brûler ses ailes aux lumières de la ville, alors… mort d’une utopie … Mais n’aviez-vous pas dit, qu’il en restait quelques-uns sur le site ?
Miss Crow : Il y en a un qui travaille à l’institut…
Linda Piers : Un homme de Brokenstone ? Un vrai ?
Miss Crow : Il nous aide dans notre collecte des plantes et des animaux.
Linda Piers : Il vous aide à quoi ? A porter vos sacs quand vous partez en brousse ?
Miss Crow : Mais non ! Sa langue possède mille noms de plantes, d’oiseaux, d’insectes que nous n’identifions pas. Pour nous une mine de connaissances…
Linda Piers : Mais cet homme-là me suffit. Un homme de Brokenstone avec un grand « h » ! L’unicité ne me gène pas. A-t-il besoin d’être multiple ? Non. Pour l’utopie, l’unique suffit… Qui en possède les droits ? L’institut ?
Miss Crow : Vous verrez cela avec le professeur… Mais pour le voir, lui… Regardez là-bas… sur le rivage…
Linda Piers : De quoi parles-tu ? Le type penché sur le sable ?… Qu’est-ce qu’il porte sur le dos ?
Miss Crow : Il a mis ses parures de chasse…
Linda Piers : C’est lui ?
Miss Crow : Je vais faire les présentations.
Linda Piers : Superbe ! L’Homme ! Avec des plumes et des dents de panthère !… Et vous vouliez le garder pour vous, petite cachottière…
Miss Crow : Que cherche-t-il dans le sable ?
Linda Piers : Ce qu’il cherche dans le sable ?…
Miss Crow : Oui, que cherche-t-il dans le sable ?
Linda Piers : Mais… le souvenir de sa grandeur ancienne !
L’homme de Brokenstone s’est approché.
Miss Crow : Bonjour, John.
L’homme de Brokenstone salue. Il porte une collecte de coquillages.
Linda Piers, observant la collecte : Vous connaissez ces coquillages ?
Miss Crow : Non…
L’homme de Brokenstone : Ce sont des coquilles de pourpre.
Miss Crow : …Mais oui, ce sont des murex… Vous savez, ceux avec lesquels on fabriquait la pourpre, la pourpre impériale…
L’homme de Brokenstone : Il y en a toute une colonie, là-bas, que la tempête a rejetée sur le rivage.
Linda Piers : A quoi vont-ils vous servir ?
L’homme de Brokenstone : Je les ramasse pour le lion… Le lion des jungles.
Miss Crow : Un lion amateur de coquillages ?
L’homme de Brokenstone : Oui.
Linda Piers : Bien sûr. Il les met à son oreille pour écouter la mer…
L’homme de Brokenstone rit.
L’homme de Brokenstone : Le lion des jungles a marché longuement, longuement. Il a traversé la forêt, il a parcouru la dune, et il a vu la mer. Longuement, il l’a regardée. Effroi dans son œil vert, vénération dans son œil gris. Puis il lui a parlé : » Océan, vieil Océan, par toi toute chose se connaît et toute chose se dissimule. J’ai traversé la forêt, j’ai parcouru la dune, dis-moi pourquoi les lions mes frères sont morts, pourquoi bientôt moi aussi je vais mourir ? »
John était allongé sur la plage – ombre grise sur le sable gris. Il a entendu l’océan :
« Es-tu roi ou mendiant ? Ta robe est pelée et pleine de poussière ! »
Le lion a secoué sa crinière et il a furieusement rugi. L’océan a poursuivi : « Le passé et l’avenir sont les deux flancs d’un même ventre, ce sont les deux versants du monde. L’un peut être connu, l’autre ne peut être dévoilé. Celui qui naît, pénètre dans le temps et plus jamais n’en sortira… O être sans mémoire, souviens-toi de ta splendeur ancienne ! Cueille dans mon flanc des coquilles de pourpre et teins-en ta robe pelée et pleine de poussière. Alors tu sauras que tu vis encore ! »
Le lion a longuement regardé la mer, ses yeux ont erré sur le rivage désert. Pas si désert cependant qu’il n’y vit John, ombre grise sur le sable gris. Et moi je vis dans ses yeux l’Océan. Et dans ses yeux aussi la lueur du meurtre. Il dit : « John, écume de la mer, entre dans l’océan et cueille le long de son flanc des coquilles de pourpre. Quand je reviendrai, tu en teindras ma robe de sable. C’est cela le prix de ta légèreté, ce soir. »
Miss Crow : Une robe rouge pour le lion ? Vous avez de la chance, Madame Piers.
Linda Piers : C’est une jolie fable. Sauf qu’il n’y a pas de lion par ici…
L’homme de Brokenstone rit.
Linda Piers : Merci pour cette histoire, Monsieur… John. J’espère que vous en aurez d’autres à me confier.
Elles sortent. L’homme de Brokenstone plonge ses doigts dans un coquillage et peint à l’écarlate sur son corps, son visage…