Les Amants de Bagdad

2003

Bagdad, avril 2003, premiers fracas d’une guerre annoncée…
Sur une terrasse de la ville, un amour naît entre ciel et terre. « Lui » est un palestinien errant, « Elle » est étudiante en lettre classique, tous deux sont passionnés de poésie. Un amour rythmé par la guerre qui vient du ciel et les stances de la poésie arabe.

« Les Amants de Bagdad » est édité aux éditions verticales (Paris, 2006).
Un découpage scénique en a été réalisé par Flavio Polizy au Théâtre du Hangar (Montpellier, 2008).

Revue de presse – extraits

« Ce livre est un îlot-refuge contre la lumière trop vive du monde. Un hymne à la puissance de la poésie qui irrigue la vie. Une exceptionnelle déclaration d’amour, à lire avec ferveur à la lueur d’une bougie. » 

Le Magazine des livres

« C’est très beau, extrêmement sensuel. On sait bien ce que vaut cet amour-là, ce que sa présence phénoménale vaut face aux chars(…) Curieusement on sort de votre livre nourri et optimiste. Vous nous donnez l’illusion d’une victoire totale de l’amour, une sorte de démenti raffiné opposé à la guerre. »

La Gazette de Montpellier

« Echanges, peaux, lumière, fusion… La poésie, tout en permettant (aux amants) de dire sans dire, apparaît ici dans une de ses dimensions essentielles, celle qui relève du contact, d’un contact amoureux, bien plus que de l’idée, du sentiment ou de la pensée. »

Le Matricule des anges

Une page de texte

Fragment 1

Ce que je sais d’elle… Elle était une ancienne élève de l’école Makassib à Bagdad. Au moment de la guerre elle préparait un baccalauréat de lettres classiques (en Irak : à la fin de la première année d’université). Sa mère avait été avocate mais elle n’exerçait plus depuis des années. Son père était médecin, peut-être bien médecin militaire ; en tous cas, il était consigné lors du déclenchement de la guerre. Par sa mère, elle était issue de l’Albou Bakr, clan qui avait été influent avant l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein.

De lui, je sais qu’il était né en Palestine, qu’il avait été étudiant en France et en ex-République Démocratique Allemande, qu’il n’avait pas le droit de revenir dans son pays.

(…)

Fragment 2

4. Elle

Ce soir, au moment où je me glissais sur la terrasse, j’ai eu très peur. Un homme était là, accoudé au parapet. Je ne l’avais jamais vu ; ce n’était pas un Khanjar. Il a semblé lui aussi pris au dépourvu. Il s’est excusé, disant qu’il cherchait un point de vue sur la ville. C’était un étranger. Je l’ai pris d’abord pour un égyptien mais, après, il m’a dit qu’il était palestinien. Il m’a dit qu’il faisait ses adieux à Bagdad, que son dé­part était pour demain. J’étais contrariée de cette intrusion et je ne disais rien. Nous sommes restés silencieux un moment, lui regardant la ville, moi, faisant mine de lire le livre que j’avais amené en attendant qu’il parte. Mais il s’est mis à parler de Bagdad. Au début, je n’écoutais pas trop ce qu’il disait, j’étais à ma contrariété, mais sa voix était harmonieuse et, petit à petit, j’y ai prêté attention. Il parlait des temps de la grandeur, d’Al-Mansour et d’Al-Rachid. Il me décrivait les lieux, les gens, les légen­des. Bien sûr, je connais tout cela, c’est même irritant qu’un étranger veuille étaler tout ce qu’il sait, mais lui tissait le présent avec le passé et rendait ce dernier très vivant. Finalement, j’ai eu du plaisir à l’écouter et à le regarder parler.

A la fin, je lui ai demandé s’il ne pouvait pas plutôt me parler d’autres villes parce que, tout de même, Bagdad, je connaissais bien. Il y a  eu un silence, il m’a dit que oui, il pouvait bien me parler d’autres villes ; il en a cité plusieurs : Damas, Jérusalem, Istanbul, et puis des villes européen­nes, dont je retiens surtout Athènes, Berlin et Paris. Evidemment, j’aurais bien voulu l’interroger en détail sur ces villes mais j’ai eu peur que ça s’éternise ; je lui ai dit que, de toutes façons, bientôt Bagdad serait détruite. Il m’a regardé à nouveau silencieusement. Moi, j’ai soutenu son regard. Je me suis surprise à être aussi tranquille. Il y avait une beauté en cet instant, à cause de l’heure, du soleil déclinant, sur cette terrasse do­minant l’alentour, avec nos deux présences et nos regards croisés. J’étais dans de l’assurance, attentive à ce qui se passait et c’est lui qui semblait incertain, comme dans une interrogation.

Il m’a demandé s’il pouvait revenir sur la terrasse demain matin, que son départ était prévu seulement dans l’après midi. Est-ce que cela me déran­geait ? Finalement, non, cela ne me dérangeait pas.

Avant de s’en aller, il a regardé vers le livre que je tenais. Je le lui ai montré. Il a été surpris.

« Abou Nowâs ? Depuis que je suis à Bagdad, je n’en ai entendu parler que pour manger le mazgouf ! »

Il a ajouté avec un sourire :

« Le vin doré est un ciel que constellent les bulles
  Comme graines jetées aux doigts des jeunes filles.* »

J’ai reconnu la citation. Bien qu’elle m’ait plu, je l’ai regardé tranquille­ment, sans lui rendre son sourire. Cela ne me déplaît pas qu’il revienne demain.

Il est parti par chez les voisins. Je me demande comment il a pu passer par là. Il ne m’a rien dit sur les Khanjar…

Fragment 3

9. Elle

Tout de suite, comme si nous nous étions concertés, nous avons parlé de poésie. En commençant par le début, les Mou’allaqât et le seigneur vaga­bond Imrou Oul Qays.

Souviens-toi, ses seins
ont la blancheur de l’aube naissante
Son port de tête, dressé haut, gracieux
tel celui d’une gazelle, est l’heure de midi
La courbe de ses reins est l’orée de la nuit
Et la  lourde chevelure qui vient y reposer
en a l’obscurité.
Après ce jour fameux du Tarat Jouljoul
où tu fis sa conquête
Ce sont bien d’autres jours qu’elle enchanta pour toi.*

Que s’était-il passé en ce jour mystérieux du Tarat Jouljoul ? Je m’étais bien sûr posée la question. Il m’a raconté qu’Imrou Oul Qays, qui aimait sa cousine ‘Ounaïsa à l’encontre de sa famille,  l’avait surprise se baignant nue avec deux amies au point d’eau de Jouljoul. Il subtilisa leurs vêtements et at­tendit tranquillement que les trois damoiselles viennent les lui réclamer… ce à quoi elles finirent par se résoudre. Mais une fois habillées, elles l’assaillirent de leurs imprécations. Pour se faire pardonner, il proposa de leur sacrifier ce qu’il avait de plus cher : son cheval. Elles consentirent au pardon à ce prix et c’est ensemble qu’ils se repurent de la chair de la bête, « brillante comme du satin ». Désormais sans monture, Imrou Oul Qays dut poursuivre sa route dans le palanquin d’‘Ounaïsa : début mouvementé qui augurait bien d’une passion tumultueuse.

Evidemment, je me demande si ce récit est une coïncidence ou s’il l’a arrangé parce qu’il m’a lui-même vue… nue… Une bouffée de chaleur m’envahit rien que d’y penser… Il n’a rien laissé paraître.

Nous avons parlé poésie toute la soirée. Pas seulement de nos poètes classiques mais aussi d’Adonis, des palestiniens Samih Al-Qassim et Mamoud Darwich, de ma poétesse préférée, Nazik Al-Mala’ika. Je lui ai raconté qu’étant enfant, lors d’une soirée de femmes, ma mère m’avait amenée à une vieille dame qui m’avait pris le menton dans sa main et regardé dans les yeux : c’était Nazik al-Mala’ika. Je suis heureux qu’il la considère comme une grande poétesse.

Nous avons continué ainsi jusqu’aux premières étoiles. Il m’a encore décortiqué le poème du Majnoun sur lequel je suis en train de plancher…

Le corps de Layla resplendit
                dans son habit
Mince branche de saule
                en ses jeunes pousses.
Si je la touche ma main
                se couvre de rosée
Et des feuilles vertes s’ouvrent
                au bout de mes doigts.**

Si cela continue ainsi, je vais avoir cinquante à l’examen. A condition qu’on le passe.

Je ne sais pas s’il est lui-même une sorte de poète mais il a l’air de débar­quer d’une autre planète. Quand je lui ai demandé ce qu’il s’était passé pour son départ pour Damas, il m’a dit simplement qu’il lui faudrait en trouver un nouveau. Puis il a ri et il m’a encore cité un poème d’Abou Nowâs.

Toi dont l’œil est sorcier, ô destin
Le mystère des cœurs pour toi est sans secret.
Il te suffit de regarder
Et tu rends clair ce qui était celé.
M’enseigneras-tu, destin,
Ce pourquoi tu m’as dépecé ?*

Je savais que ma mère était prise tard ce soir mais tout de même, pour moi, il était l’heure de rentrer.

Nous sommes partis chacun de notre côté.

(…)

Fragment 4

10. Lui

Toujours à Bagdad… Non pas somnolant dans le car sur la route de Damas mais tâtonnant dans le noir pour rejoindre la rue Saddoun. Je me sens comme un poisson qui ne sait pas encore qu’il est pris mais qui se doute de quelque chose : la ligne court toujours mais… Un poisson qui se croit encore de haute mer alors que le fer commence à se faire sensible dans sa chair.

Qu’était-ce, cet assaut de références ? Une passion partagée ou une joute d’étudiants ? Pour elle, dans la nature des choses… mais pour moi ? En soi, cette diversion n’est pas grave. Autre départ possible après demain, il faut que je me ressaisisse… La surprise de sa nudité… Est-ce le désir ? Non, une émotion autre, enfouie dans l’intime, un envoûte­ment… Il y a sa fougue juvénile. Et cette passion partagée. Comme toi, elle joue de sa voix. Non, toi tu en joues mais elle, elle ne sait pas. C’est ce qui lui donne tant de charme…

Je sais n’avoir plus rien à faire ici, mes comptes y sont soldés et cette rencontre n’y change rien. Une nuit avec elle ? Cela ne va pas… Poisson, décroche l’hameçon, passe les mailles du filet, fais la paix en ton âme ! Ce qui était le jeu d’un jour est devenu un piège. Détache les images de cette journée, détache-la, elle, de ton esprit. Fredonne en toi les paroles du maître…

je sais, ô ma bien-aimée
que le sang des révoltés
gronde dans les veines du jour
Sois bienvenu, ô rêve impossible
bienvenus, ô réel
ô, joie lancinante
Ma mort s’est égarée
dans la profondeur de tes yeux*

Ô Samih, mon ami, mon frère, mon père et cela tout ensemble !…Viens-tu me soutenir ou viens-tu me trahir ?

11. Lui

En un quart de seconde, l’inconcevable est devenu réalité. Le ciel a hurlé à la mort, le sol et les murs ont tremblé ; l’alerte était au ciel mais le dan­ger semblait provenir de la terre. Au ventre une sensation connue, identi­fiée, maîtrisable. Ma pensée s’est focalisée sur toi, ta fragilité, ta grâce telle qu’en l’image gardée hier de toi…

Surprise ce matin de voir que tout était encore debout. Une épaisse colonne noire barre le ciel de l’autre côté du Tigre ; comme si un volcan s’était ouvert au centre de la ville. Ce matin, les regards brillent de peur et de colère. Un chemin d’évidence : celui de la terrasse. Ô toi qui ne sais rien de toi tant la beauté t’est facile, la mort aura-t-elle tes yeux à Bagdad ?

12. Elle

J’avais cinq ans alors et j’avais oublié mais mon corps, lui, se souvenait. Le corps qui soudain se raidit dans l’effroi. C’est le corps qui a peur mais moi, je n’ai pas peur. L’air peut hurler et le sol s’ébranler sous les coups de boutoir, je n’ai pas peur.

Dans le silence revenu, j’ai observé en pensée l’étranger et je me suis demandée ce que serait connaître avec lui le plaisir des femmes.

13. Elle

Avec la guerre qui a commencé, je ne voulais pas croire qu’il reviendrait. J’étais encore meurtrie par cette nuit d’épouvante, ses mains se sont posées sur moi comme deux oiseaux tranquilles, je suis restée toute petite contre lui. Quand nous nous sommes déliés, il m’a dit qu’il ne partait pas encore, que cette après-midi il reviendrait. Je l’ai bien regardé à ce mo­ment-là et j’ai désiré qu’il revienne.

Je suis descendue ; ma mère, ces derniers temps constamment sur la brè­che,  dormait comme si elle avait attendu le début de la guerre pour s’apaiser. La guerre semble s’être enfuie au delà de l’horizon, laissant dans le ciel la trace sinistre de son passage. Je sais bien qu’elle est là, juste derrière, qu’elle peut fondre sur nous à tout instant. Je sais que je peux mourir, je n’ai pas peur, j’attends qu’il revienne.

14. Lui

Il y a eu l’évidence de ce mouvement l’un vers l’autre. Elle contre moi et nos respirations qui se posent l’une sur l’autre. La sienne sur la mienne sur la sienne sur la mienne. Il y a eu l’énigme de son regard. Que veut-elle de moi quand je ne suis moi-même sûr de rien ?

Pour nous délier et partir, je lui ai dit que j’allais revenir.

15. Elle

Comme un filet jeté sur moi, la peur soudain me serre : c’est l’idée qu’il parte ! Ce qui me semblait indifférent il y a un instant au point que je n’y pense pas, tout à coup m’assaille.

Pourquoi cette crainte ? Est-ce que je l’aime ? Je veux seulement qu’il me prenne dans ses bras. Qu’il me parle de sa voix tranquille. Je veux la proximité de son corps. Je veux près de lui me sentir une femme.

16. Lui

Le soleil se couchait sur la cité légendaire, là-bas resplendissait le dôme d’or d’Abou Hanifa, tu es si jeune et si grave dans les rayons du cou­chant, demain Bagdad sera détruite… C’est le chaos dans mon âme. Ton image et celle de la destruction de la ville se superposent et je suis pris au piège. Je ne peux rien, ni pour toi, ni pour la cité, toi qui me prends le cœur, Bagdad au cœur de ma langue, de tout ce qui tisse ma vie, je n’ai pas d’autre patrie, la terre se dérobe sous mes pas. C’est le chaos dans mon âme… Emporte avec toi comme un grelot cette morsure dans ton cœur mais fuis ! Avec l’Irak, les comptes sont soldés. La Palestine est ta douleur mais l’arabe est ta nation. Une nation commode que tu emmènes partout avec toi. Tu peux choisir d’aller n’importe où dans le monde. La seule chose qui ne tienne pas est de rester ici…

17. Elle

Mes livres sont inertes comme s’il avait emporté avec lui ce qui les ani­mait. Que s’est-il passé qui me laisse dans un tel désarroi ? Je veux qu’il revienne… Oui, toi, l’intercesseur des poètes, ne me laisse pas, reviens ! Où que tu sois dans la ville, quel que soit ce qui t’occupe, ce qui t’oblige, reviens ! J’attends que tu reviennes, je veux être femme avec toi.

18. Lui

Comme au premier jour, je suis accoudé au parapet lorsque je sens ton approche. Presque une brûlure dans mon dos. Tu es silencieuse, tu ne bouges plus, je veux te garder dans cette présence. Comme au premier jour, je te parle de la ville. M’écoutes-tu ? Je ne sais pas. Bruissement de ta robe, tu te poses dans mon dos et j’ai le souffle coupé. Tes deux mains se font une place en dessous de mes épaules et entre elles, ton front. Ton corps, je le sens à peine, ta présence est si légère, si ténue, presque im­perceptible, il faut que je parle pour tempérer l’émotion, pour garder le charme, pour te garder ainsi. La guerre est très loin, je parle au hasard, l’Espagne, Cordoue et Grenade, Federico Garcia Lorca, le Cante Jondo, les trois petites maures de Jaén. Puis le silence s’installe, à peine un bruis­sement, tu t’écartes. Je me retourne, tes yeux noirs sont sur moi, la même robe blanche et tes cheveux sur les épaules, dans ton dos le couchant, tout est calme hors la rumeur sourde de la ville. La ville, là en dessous, comme un monstre que la peur maintient en tapinois. Tes yeux sont sur moi et ne cillent pas. Il y a un éclat dur dans ton regard de jeune fille. Est-ce, déjà, l’effet de la guerre ? Est-ce ce choix que je pressens, ce choix que tu poses sur moi ? Moi, je ne te choisis pas, je ne choisis pas, cet amour est comme une plante qui germe soudain en moi.

Comme la mort un jour te frappe à l’épaule
Et te dit : c’est ton heure, laisse-là tous tes projets et viens,
L’amour m’a frappé sous ce coin de ciel,
J’ai laissé filer l’avenir et répondu à son appel.

Moi qui toujours me déleste de ce qui attache et retient, au moment de l’envol je perds pied, je glisse vers elle, je sombre vers elle. Me laisser aller à cet amour une nuit. Une nuit pour elle et pour moi. Une nuit pour nous affranchir de cet amour, pour nous délier l’un de l’autre.

Nous délier ou nous lier, c’est selon. Nous lier plus étroitement l’un à l’autre et rendre impossible toute fuite.

Ce soir mon chemin commence à tes pieds, mon front à tes pieds comme un esclave de l’ancien temps, et mes mains à tes chevilles. Puis il gravit ta jambe, s’arrête à tes genoux, poursuit son ascension quand fris­sonnent sur tes cuisses les papillons de nacre. Alors c’est toi tout entière qui frisson­nes quand je t’allonge et m’accoude près de toi. Et là, je suis comme un prince à l’orée d’un pays.

19. Elle

Comme une onde, tu m’as entraînée dans une douceur sans fin, avec, soudain, dans tes caresses, une audace à couper le souffle. La guerre nous a rattrapés sous les étoiles, il fallait que je parte retrouver ma mère, je me suis arrachée à toi.

20. Lui

Retour à l’aveuglette comme hululent les sirènes. M’accompagne un coursier auquel toute la soirée, j’ai tenu la bride courte. O ma beauté, j’ai filé de mes mains les liens qui me retiennent à toi. Demain, quand le soleil sera levé et si Dieu nous prête vie, nous poursuivrons le chemin.

(…)

Fragment 5

23. Elle

Mon amant, je t’ai choisi et tu m’as fait tienne, je suis sur ton épaule et je pleure, mes larmes sont douces comme tes caresses, elles sont l’écho de tes caresses. Tu m’as emportée comme dans un flot, je me suis agrippée à tes épaules, à ton dos, tu étais un bois dans la houle de l’océan, un bois tenu dans l’axe de mon corps et quand je me suis fendue en deux, tu as tenu dans tes bras les deux moitiés de moi pour n’en faire qu’une avec toi.

24. Lui

Le ciel passe au dessus de la terrasse. Ton corps contre moi est comme un jardin d’enfance où je me suis perdu d’étrange douceur. Nous déri­vons en silence dans le ciel. Je ne sais où nous allons, je sais qu’à tout instant la guerre peut surgir ; je ne sais pourquoi c’est toi, je sais que je me suis laissé gagner à toi.

25. Elle

Je suis follement heureuse, ou tout simplement folle, je ne sais pas ce que je suis. Comme le soleil se couchait, je suis revenue à terre. Je me suis inquiétée de ma mère. Tu t’es arraché à moi, nous nous sommes quittés en silence, comme des somnambules. Je ne comprends rien à ce qui se passe, je te garde avec moi, comme un pays secret.

(…)

Fragment 6

29. Lui

Je balaie les obstacles, j’élude les contrôles, la pensée de toi, ô ma prin­cesse, me donne des jambes de géant, je les lance devant moi et avale le chemin qui nous sépare. Comme dans les contes de ta ville, je dois fran­chir des chicanes de policiers et d’espions à l’œil soupçonneux. Le front haut et la voix claire, je réponds à leur interrogatoire. S’ils savaient comme j’ai l’habitude, une seconde nature chez moi.

Qui es-tu,  étranger ?

Je suis Nasredine Hodja, mais je ne peux pas vous le dire : mon âne, qui d’habitude répond à ma place, est resté en Palestine.

D’où viens-tu étranger ?

Le nom de mon pays est un talisman fait de poussière des destructions, de sang, d’exil. Ici, chère et rugueuse Bagdad, c’est un mot de passe iné­galable.

Où vas-tu, étranger ?

Trop tard, je suis loin déjà, je grimpe la rampe et l’escalier secret et par un dédale, je gagne notre ciel.

30. Elle

Accours, mon amant, ne me fais plus attendre. Je veux que tes mains me cherchent, me découvrent à moi-même, je veux, nos lèvres réunies, boire à la source de l’ivresse de toi, je veux à la fourche de tes jambes faire naître le rameau de corail, je veux entre mes cuisses la pénétrante surprise qui bouleverse mon ventre et me fait chavirer en moi-même. Accours, mon amant, ne me fais plus attendre.

31. Lui

Mon amour est une folie à laquelle j’assiste sans regret. Nos lèvres se cherchent, nos lèvres sont insatiables de l’autre, mes mains, mes lèvres sont inlassablement désireuses des courbes de ton corps, de ta peau, de la douceur et de la fraîcheur de ta peau. Du grain et de l’odeur de ta peau. La guerre est un monstre assoupi au flanc duquel nous reposons. Atten­tifs toutefois à sa respiration sifflante. Et nos bouches se cherchent, insatiables l’une de l’autre. Cet amour est un don que seul un fou peut reconnaître : je suis ce fou.

32. Lui

Tandis que nous reposons, ta tête a trouvé sa place sur mon épaule et ton corps se love contre le mien ; l’instant présent nous donne raison sur n’importe quel avenir. La terrasse entre ciel et terre est un tapis volant hors de portée du monde des hommes. Le dais au dessus de nous est une voile que gonfle la brise. Pouvons-nous nous rendre à satiété  l’un de l’autre ? Cette faim a-t-elle une fin ? Allons-nous, apaisés, revenir chacun à notre chemin dans le monde des hommes ? La guerre, qui nous laisse en répit et suspend sur nos têtes sa menace, aiguise-t-elle nos sens, notre désir ? Sommes-nous en perdition dans notre nacelle entre ciel et guerre ? Nous ne voyons rien par delà l’horizon de cette guerre !

33. Elle

Ma tête a trouvé sa place sur ton épaule et mon corps repose sur le tien comme en un pays. Je suis en écoute, tu parles de Paris, du Paris des peintres et des poètes, Baudelaire, Rimbaud, pour moi, des noms de légende, je connais juste un poème de Verlaine de mon cours de français. Tu me redis :

Les sanglots longs

Des violons

De l’automne

Percent mon cœur…

Sous mon oreille ta voix s’éparpille au creux de ta poitrine, elle dit, c’est un murmure si distinct et si doux, elle dit des vers d’autres poètes et je rêve sur ces sons. Je suis à Paris, je suis sur la rive de la Seine qui traverse la ville comme ici le Tigre, sur les quais, comme tu me dis, là où il y a des vendeurs de livres anciens, je suis… Mon âme chancelle entre le ravisse­ment et une tristesse poignante. Ô mon amant, tu ne me laisseras pas ! Tu m’emmèneras à ton épaule, nous irons jusqu’à Damas la rouge, nous gravirons le Mont Liban et de là nous nous envolerons ! Tu parles de la douceur d’un fleuve entre les collines vertes, des jardins, des vergers. Mon âme court avec la tienne comme je m’endors à ton murmure.

34. Lui

Dors, ma gazelle, dors. Je te regarde et mon âme se brise et s’éparpille. Il faut que je la retienne, il faut que j’écarte d’elle les soies noires de la mélancolie. Est-ce que ce sont les violons de Verlaine ? Ou tes échos, Samih, qui me reviennent en ritournelles moqueuses ?

Fallait-il
que mon cœur tombe
comme une pomme verte
de l’unique branche de l’arbre généalogique ?
Fallait-il que la peste se répande
avec ses ongles limés
et sa cravate écarlate ?
Que les nouveau-nés soient enterrés
avant d’avoir reçu les noms qui leur conviennent ?
Fallait-il
Toute cette terreur bestiale
répandue comme le clair de lune
tout ce silence lunaire
fallait-il…*

Ô toi, grand voyageur, qui fais de tes escales les sept merveilles du monde aux yeux éblouis de cet ange, quel est, hors cette terrasse, le lieu de ton amour ? Sous quel bout de ciel, que n’assiège pas la mort, convie­ras-tu ta petite fiancée ? Serait-ce celui de ton pays poudroyant ? Inter­roge-la donc, celle que tu appelles ton amour !

Je t’interroge donc en ton sommeil, toi que j’appelle mon amour. Connais-tu un pays en destruction où, pourtant, les murs poussent à tort et à travers ? Murailles d’enfermement qui s’élèvent et s’étirent… Les routes aussi, il s’en étire partout : un vrai filet sur le pays. Seulement, elles ne servent pas à se déplacer mais à empêcher de passer… Quel est le nom de ce pays-prison, mon bel amour ? C’est le mien ! Celui où je veux te convier à tes noces avec la vie… S’il ne fait pas l’affaire, quel autre choisir ? Il y en a où l’on respire, mais où l’on est étranger à l’excès ; il y a le tien où l’on est vraiment chez soi mais où l’on ne respire pas ; il y a tous ceux, bien de chez nous, où il vaut mieux éviter d’être une femme. Quelle sorte choisis-tu ?

Tu souris en dormant. Le soleil est passé et le ciel se nappe de violet. La mort rôde à sa frange et je me demande, au delà de ce jour, en quelle ombre nous évanouir ? Sans doute est-ce là ton choix, là où tu souris en ce moment, ma gazelle.

35. Elle

Entre tes bras je deviens femme,
Sous tes mains mon corps se révèle
Mes seins, sous tes doigts de magicien,
Sont des fleurs qui s’ouvrent
Et par eux je connais
la joie de la fleur qui ouvre sa corolle
Ô mon magicien,
Cueille encore les fleurs de mes seins !
L’aube se lève à mon ventre
Un soleil de feu se dissipe à mes reins
Je me moque de la guerre Je me moque
Du monde des hommes et de leurs interdits
Quand tu es près de moi, mon amant,
Nous sommes invulnérables
Quand tu es près de moi, nous faisons un monde à nous deux
Et je n’ai nulle honte à dire
Ma joie de fleur qui s’ouvre à ta caresse
Quand tu es près de moi.
Aujourd’hui est un jour tel qu’à son crépuscule, je pourrais mourir…
Les étoiles s’allumaient quand tu es parti…

Fragment 7

82. Elle

Une explosion sourde, lointaine et terrifiante : une explosion qui vient de sous la terre. Effroi de ce réveil. Nos corps se frôlent, se cherchent. Au­tres déflagrations, plus aériennes, plus violentes. Nous allons mourir, nos corps se saisissent, se tiennent embrassés ; une montagne pèse sur nos têtes, nos tympans saignent, tout de mon corps contre le tien ; est-ce mon cœur, le tien, qui bât la chamade ?… le monde est un hurlement où tout se fracasse sauf nos corps arrimés l’un à  l’autre. Puis un silence de mort où nous respirons. Ta respiration… la mienne. Nos corps arque boutés se détendent. Nous renaissons au monde des formes. Nos mains palpent, reconnaissent, rassurent, caressent, essuient les larmes, la sueur. La vie afflue, violente, nous affame l’un de l’autre. Je ne distingue pas mon désir du tien tant il nous emporte, nous entrechoque, nous agglu­tine l’un à l’autre. Une folie de vie nous saisit qui fait pièce à la mort.

83. Lui

Petits animaux à sang chaud dans la terreur du monde. De nos corps joints naît une onde, une scansion qui nous transporte. Balancier l’un de l’autre où chacun meurt et renaît. Ainsi jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’apaisement.

84. Elle

Dans  le lait de l’aube, nous gisons. Les lignes de mon corps se sont ajustées aux tiennes. Au delà de nos têtes, ta main saisit la mienne, ache­vant le dessin. Ainsi nous reposons, hiéroglyphe du vivant, dans le chaos du monde.