2005
Texte écrit pour la revue « ECOLOGIE & POLITIQUE », publié dans le n°31 (éditions SYLLEPSE)
1 Le Chant de la Disparition est celui que l’homme chantera avant de disparaître de la surface de la terre, s’il en a le temps. Celui par lequel il fera son deuil de la terre, du soleil et des étoiles, et de toutes les formes, inertes ou vivantes (ce qu’il en restera) qui ont accompagné l’existence de l’espèce humaine, lorsqu’il réalisera la fin imminente de celle-ci.
Il est peu probable que d’ici-là, ce chant sera entendu. Qui s’en souciera, d’ici-là ? Ce sera déjà beau que l’homme finissant sache qu’il existe ! N’eu-t-il été qu’une fois chanté, forme émergente fragile et aussitôt disparue ! N’en resterait-il qu’une trace inscrite dans le granite en un lieu dont le souvenir s’est perdu ! Ou encore subsistant dans un livre à portée de sa main, livre qui ne fut jamais ouvert !
Peut-être sera-t-il trop tard lorsque la fin du dernier homme sera imminente pour qu’il fasse jaillir spontanément ce chant du plus profond de son être ? Espérons qu’il en aura le temps mais, dans le cas contraire, qu’il sache que ce chant existe et qu’il existe précisément en réparation de sa disparition définitive ! Qu’il imagine alors la beauté de ce chant en convoquant en esprit les plus belles voix qu’aura conservées sa mémoire ! Qu’il imagine les entendre dans l’un des lieux cathédrale de la planète Terre où il apparut et où il finit !
Certes, l’homme finissant mais n’ayant pas encore sa fin en vue n’imagine pas une seconde qu’il pourrait y avoir une quelconque réparation pour ce qui serait la disparition du genre humain. Sautant le pas sur le moment concret de cette disparition, il estime que celle-ci une fois survenue, elle sera tout bonnement irréparable. Le bon sens de l’homme finissant n’a d’égal que son imprévoyance. Car dès l’instant où sa disparition lui apparaîtra dans son inéluctabilité, il lui apparaîtra également que tout acte de réparation ne peut se réaliser qu’avant celle-ci et que cet acte est la seule chose qui lui reste, avant la fin. Alors il se souviendra du Chant de la Disparition et il le chantera, au moins dans sa tête, même s’il n’en connaît ni l’air, ni les paroles.
Le Chant de la Disparition est un ajout modeste à la multiplicité des formes qui, dans l’univers, ont été créées spécifiquement par l’homme mais cet ajout ferait cruellement défaut s’il n’existait pas au moment de sa disparition.
2 Homme, petit parmi les hommes, se sent grand sur la terre. Homme, qui voit loin dans l’Univers se sent grand aussi dans l’Univers car il n’y distingue rien d’aussi complexe que lui. Existe-t-il plus complexe ? Rien ne le lui prouve, il se vit donc comme l’aboutissement de ce qui fut et comme la prémisse de ce qui sera. Facile pour Homme de s’imaginer surfant sur la vague de l’évolution ! Difficile pour lui de ne pas se voir comme le but de la création ! Facile de croire en un grand projet évolutionniste dont il serait l’objet -lui, le plus complexe, d’après ce qu’il en sait. Difficile de ne pas se penser comme une sorte d’espèce élue. Facile de penser cette espèce immortelle, du moins au temps terrestre.
C’est pourquoi sa déconvenue est immense quand, soudain, la disparition d’Homme se révèle inéluctable ! Il se souvient alors de l’extinction des dinosaures, de l’algue Sigilalgae, des trilobites et du rhinocéros laineux. Trouve-t-il une consolation à être lui-même à l’origine de sa propre extinction ? C’est peu probable. Qu’il se souvienne alors qu’il existe en un lieu de l’espace-temps un Chant de la Disparition et que ce souvenir l’aide à faire son deuil de sa Terre !
3 Je suis dans un bolide qui fonce sans visibilité sur une route bien tracée. La route est bonne, la visibilité est nulle et les hommes aux commandes accélèrent. Des radars palpent le chemin au devant et les spécialistes s’accordent à distinguer un obstacle, un mur, en travers de la route. Les avis divergent quant à son éloignement. Pour certains, le mur est déjà en deçà de la distance de freinage et le bolide va inéluctablement le percuter. Pour d’autres, le mur est au delà et il est temps encore de décélérer. Pour d’autres encore, ce mur est simplement une illusion d’optique. Je m’interroge : cette controverse est-elle une discussion sur le sexe des anges ? Il le semblerait car les hommes aux commandes ne connaissent qu’une manette : l’accélérateur. C’est dans un tel bolide que je suis.
4 La première version connue du Chant de la Disparition est un poème d’ocre et de carbone sur les parois d’une caverne au centre de la France. Alors que la glace gagnait sur le vivant et que les plantes, les bêtes et les hommes disparaissaient, les derniers hommes réfugiés dans les entrailles de la terre, dans la douceur relative de la grotte, peignirent des déferlements d’animaux, des cavalcades giboyeuses. En créant l’image des formes en disparition, ils composèrent un grand poème de réparation et firent ainsi leur deuil du monde.
5 Le temps est très court pour l’homme finissant entre le moment où sa disparition se révèle inéluctable et sa fin effective. Celle-ci lui apparaît comme un horizon derrière lequel plus rien n’existe, horizon s’approchant à une vitesse faramineuse de lui. (Le tsunami est une bonne métaphore de la disparition de l’homme : cette vague qui surgit subrepticement à la limite du champ de vision, curiosité qu’observe quelques secondes l’œil incrédule avant de devenir l’horizon indépassable de l’existence de l’observateur). Il lui faut alors faire à toute vitesse son deuil de la Terre et du monde et c’est à quoi lui sert le Chant de la Disparition. S’il n’en dispose pas, qu’il s’en bricole un lui-même à l’aide des grandes images du passé qu’il lui reste à ce moment-là !
6 L’espèce humaine est très jeune et c’est la vitalité de cette jeunesse qui la prédispose à disparaître. Comme ces jeunes gens trop avides de la vie aux commandes d’un bolide et qui succombent à la griserie de la vitesse… Oh non ! C’est trop con ! Plaff !
Le temps manque alors pour faire son deuil de l’existence. Le Chant de la Disparition anticipe sur le manque de temps quand la jeune espèce humaine arrivera dans le mur.
7 Nous supposons de l’empressement aux moutons de Panurge à suivre le chef de troupe dans sa course à l’abîme et c’est ce qui garantit le comique de cette situation (tragique). Pourtant, par expérience, nous savons bien qu’il s’agit, à part pour quelques suiveurs enthousiastes, d’un mouvement machinal plutôt que choisi. Il est probable même, que pour bien des moutons, ce mouvement se fait à contre cœur car ils suivent en maugréant, mais pas au point de résister au déplacement commun. Et pour certains individus, c’est malgré eux qu’ils sont emportés car ils freinent des quatre fers ! Au final, qu’il soit volontaire, consentant, passif ou rétif, le destin du mouton de Panurge est de finir dans le gouffre. Quelle que soit la singularité de sa position individuelle, il n’a pas d’autre issue. Paradoxalement, on a coutume de railler par cette expression les engouements collectifs. Or, le quant-à-soi et le j’en-pense-pas-moins ne servent à rien dans cette situation. Ce n’est au contraire qu’une prise de conscience collective qui permettrait aux moutons de Panurge de contrecarrer le mouvement d’ensemble et d’échapper à leur misérable destin.
8 Par la société des hommes, l’homme s’est doté d’un pouvoir devenu colossal sur la nature. Mais il s’est lui-même inféodé à ce pouvoir et il en est devenu le sujet de plus en plus infime. La société des hommes lui échappe et poursuit sa dynamique propre. Dans la société libérale, cette dynamique est essentiellement d’ordre économique. Mais elle constitue aussi un renversement : les lois du marché, par exemple, sont l’irruption de la nature dans la société des hommes. Finalement, par elle, celle-ci reprend son pouvoir sur l’homme.
9 La prise que les hommes s’assurent sur la société par la réflexion et l’action concertée a un nom : la politique.
10 L’homme travaille trop, consomme beaucoup et fait peu de politique. S’il travaillait peu, consommait moins et faisait beaucoup de politique, il aurait plus de prise sur la société des hommes et celle-ci stopperait sa folle dynamique économique. Les chômeurs deviendraient des hommes politiques, les artistes cesseraient d’être des amuseurs et on prendrait au sérieux le Chant de la Disparition.
11 Plus encore que celles qui la précède, la société libérale avancée, qui est mue par des forces économiques incontrôlées, échappe aux individus. Ses dirigeants eux-même en sont des pions, porte-parole involontaires de l’impuissance humaine. De même que la guerre, comme l’affirmait Clemenceau, est une chose trop sérieuse pour en laisser la direction aux militaires, la politique est une chose trop essentielle pour l’abandonner aux hommes politiques.
12 Je suis sur un drôle de navire où il règne une agitation et un vacarme continuels. Il y a des hommes à la vigie. Si on y prête attention, on se rend compte que leur agitation est différente de celle des autres. En particulier, leur bouche s’ouvre et se ferme en alternance comme celle des poissons. Il est probable qu’en réalité, ils nous crient quelque chose mais que nous n’entendons rien. C’est du moins ce que l’on peut supposer d’après l’expression véhémente de leur visage. Vu leur position d’observateurs privilégiés, j’aurais tendance à penser que nous allons tout droit au naufrage. Personne n’y prend garde. Sur ce navire, chacun est trop occupé à s’approprier ce qui passe à sa portée. Ceux qui ont peu font cela avec application ; une application que leur nombre rend ravageuse. Pour ce qui est des plus nantis, c’est une véritable rage qu’ils mettent à l’accaparement : en effet, le désir et la facilité d’appropriation augmentent avec la possession et ceux-ci portent sans vergogne à leur compte même ce qui semblait jusqu’ici relever du patrimoine commun, ou plutôt, ne pas avoir vocation à une appartenance quelconque. Seuls ceux qui n’ont rien observent, hébétés et inertes, le pillage généralisé. Pour ma part, j’ai réussi à voler quelques petites cuillères à la cantine. Je les ai bientôt jetées à l’eau. D’évidence, l’urgence est maintenant à la célébration du naufrage.
13 Dans le pillage généralisé de la planète, le sceau infâme de la propriété estampille ce qui, d’être, ne signifie pas appartenance.
14 Lorsque les Yankees proposèrent aux Indiens d’acheter leurs territoires, ceux-ci ne comprirent pas quelle était cette transaction. Pour eux, l’espace pouvait se conquérir ou se défendre mais la terre, ce qu’elle portait et ce qu’elle recelait, pas plus que l’air ou l’eau, ne pouvaient être objets de propriété : simplement objets de jouissance. (Le français avoir jouissance de…, qui exprime l’aspect transitoire de tous les biens de la vie, est sur ce point en accord avec la conception indienne.)
Les négociations eurent donc lieu entre, selon les points de vue, d’un côté des sauvages qu’on affublait le temps des pourparlers d’un attaché-case (ou simili) et de l’autre, des fous mégalomanes, des possédés en quelque sorte, qui croyaient être en mesure de s’approprier la terre.
Pour les Yankees, il s’agissait là d’une simple procédure avant la spoliation, la déportation et le massacre des indiens, qui eurent précisément pour effet d’accélérer l’aspect transitoire des biens de la vie indienne.
Alors les êtres humains (ainsi que se désignaient eux-mêmes les Peaux Rouges) entonnèrent le Chant de la Disparition. La folie de leur adversaire, si elle lui donnait la force, ne pouvait qu’aboutir à la destruction du monde.
15 Dans une société de droit archaïque, la propriété du sol permet sans doute de pacifier les rapports de voisinage. Pour une société possédant un système juridique plus évolué, le droit de jouissance est mieux à même de garantir celui des générations à venir.
Il ne serait pas cohérent que l’homme postmoderne, qui ne prend pas celles-ci en considération, se désintéresse du Chant de la Disparition.
16 Les sociétés génèrent les mythes qui assurent leur cohésion et elles font taire de façon plus ou moins radicale les individus dont la parole remet en cause ces mythes. Ces derniers sont leur fond sonore, duquel sont éliminées peu ou prou les discordances.
Notre société libérale avancée, elle, produit du mythe à jet continu : c’est pourquoi elle est excessivement bruyante. La parole y est libre : il est inutile de faire taire les contradicteurs car on ne les entend pas. Le problème de cette société du vacarme est qu’elle n’entend pas non plus les alarmes dont elle s’est dotée.
17 Un des mythes de la société libérale avancée est la magnification de l’art et de la poésie. Ou plutôt, la magnification de la figure du poète et de l’artiste. D’aduler cette figure l’exonère de reconnaître leur réalité. Mais elle sait ce qu’elle attend d’eux : contribuer au vacarme. Donc, d’une façon ou d’une autre, renoncer à être entendus.
…Ô vous, mes frères, qui œuvrez à tâtons dans le silence de vos cavernes au Grand Chant de réparation du monde humain, je vous salue !
18 L’art et la poésie sont volontés de changer le monde. Non pas de changer l’homme, comme se le propose la religion, ou l’organisation des hommes, comme s’y essaie la volonté politique. L’art et la poésie cherchent seulement à modifier le monde par addition : par l’ajout de formes nouvelles. L’ambition de l’artiste et du poète est d’ajouter au monde en beauté. (Cet ajout pourrait, du moins, être une définition primitive et belle de la beauté). Quand le monde des hommes va mal, vive est l’inspiration des artistes et des poètes car elle oeuvre alors en réparation de ce mal. Bien sûr, le mal des hommes est en lui-même irréparable : c’est pourquoi l’art et la poésie existent en réparation de l’irréparable. C’est la réparation du plus irréparable qui nécessite le Chant de la Disparition.
19 Théodore Adorno s’interrogeait sur la possibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz. Au même moment, Paul Ceylan écrivait « Le Sable des Urnes » et « Todesfuge » qui sont une réponse indirecte à Adorno : pour celui qui survit, la seule réponse possible à l’irréparable est la beauté. La beauté est réparation de l’irréparable. C’est pourquoi la beauté ne va pas sans effroi.
Sur une photo prise à Nagasaki le 10 août 1945, la ville apparaît comme un champ de gravats duquel émergent, si l’on y prête suffisamment attention, des ossements calcinés. Le ciel est blanc. Inexplicablement, une jeune femme se tient debout dans cet espace sans qu’il y ait trace sur elle de la dévastation. C’est comme une infraction temporelle, cette jeune femme « d’avant la bombe » dans le paysage « d’après la bombe ». Seul un chant d’une beauté inouïe peut donner une dimension à ce document. Sans ce chant, on ne peut pas l’appréhender. On le regarde comme un photomontage sur fond de paysage lunaire. Mais que s’élève ce chant dans l’espace blanc de la photo et on en conçoit l’horreur indicible.
20 L’homme des cavernes a su que la réplique à l’irréparable était la beauté. L’homme moderne a appris que seule l’action concertée des hommes sur la société – la politique- lui épargnerait d’être le jouet des mouvements erratiques de celle-ci. L’homme postmoderne a oublié l’un et l’autre mais, au final, il lui reste le Chant de la Disparition.
21 A la fin du Précambrien, une algue microscopique a proliféré. Son succès a été tel qu’elle a tapissé le fond des océans d’une épaisse gangue de craie et qu’elle a considérablement modifié la composition de l’atmosphère terrestre, lui apportant par photosynthèse la part d’oxygène qui la caractérise. Par là-même, elle a modifié les conditions de la vie sur la terre et rendu celles-ci incompatibles avec sa propre survie. Au moment de disparaître, la petite algue qui avait tellement prospéré pendant des millions d’années n’a pas compris ce qui se passait.
22 Se peut-il que l’homme soit un cul-de-sac de l’évolution ?
Oui, cela se peut.
Quel genre de cul-de-sac ?
Comme la petite algue dont la prolifération à elle-même fatale a permis l’explosion de la diversité ?
Comme les dinosaures qui, en cédant la place, ont permis l’émergence d’une nouvelle complexité ?
Ou comme un malheureux cataclysme laissant la planète désolée ?
23 Lorsqu’un déséquilibre apparaît, sa progression semble d’abord régulière : c’est que l’accélération n’est pas encore sensible. Quand elle le devient, on est déjà en fin de processus : le changement d’état est imminent et il faut être prêt au grand saut dans le non connu.
24 La communauté des hommes peut-elle espérer en la poignée de privilégiés qui survivra dans ses bunkers pressurisés et climatisés pour perpétuer l’espèce humaine ? Il ne faut pas trop qu’elle compte là-dessus. Le changement d’état qui reviendrait à un écosystème terrestre à nouveau compatible avec la vie humaine peut survenir dans des centaines de milliers d’années. Ou des millions. Ou jamais. C’est mettre la patience des survivants à rude épreuve alors qu’il leur sera si facile de s’entretuer pour les dernières ressources.
A tout le moins, en cas d’extrême rapidité du cataclysme, la communauté des hommes peut-elle compter sur ces privilégiés survivants pour élaborer une version ultime du Chant de la Disparition ? C’est beaucoup demander à des rescapés qui auront à soigner la nostalgie du bon temps en avalant compulsivement du pop corn devant des DVD ou en snifant frénétiquement des lignes de coke.
Cependant, un miracle est toujours possible : un nouveau Mozart composant le Requiem de l’Existence humaine sur le seuil du néant.
25 Le Chant de la Disparition n’a de pertinence que jusqu’à la disparition de l’homme.
© Jean Reinert, 2005