La conjecture de Terjarineen

-Dernières nouvelles du Parnasse-

2017

Ces deux récits, qui tiennent au genre « roman philosophique », sont des narrations solidaires ; la première se présentant comme le journal d’une rencontre et la seconde y répondant sous une forme épistolaire. « La conjecture de Terjarineen », énoncée lors d’une discussion sur le Temps entre deux astrophysiciens (Sophia K. et Terjarineen), est prétexte à un questionnement sur la position de la science dans la société, dans une perspective à la fois historique, éthique et politique. « Dernières nouvelles du Parnasse » est une échappée futuriste, surgie d’une fenêtre ouverte par « La conjecture de Terjarineen ». Un « message venant de l’avenir » y relate une utopie répondant à l’impasse actuelle d’un développement humain butant sur les limites de l’écosphère terrestre.

Une page de texte

Fragment 1

(…)

Je jette mon dévolu sur une plate-forme herbue à cinq minutes de la mai­son de Terjarineen. J’y monte ma tente entre les rochers de granit bleu et le feuillage frais des hêtres de montagne aux troncs tortueux. L’eau courante est dispo­nible à quelques enjambées : un petit torrent qui dévale les roches. Cet en­droit m’enchante et je me dis que, quel que soit le résultat de mes échanges et en dépit de la défection d’Edwin, je suis déjà récompensée pour mon ascension. Terjarineen vient me rendre visite vers la fin de l’après midi. Il approuve le choix de mon campement. Je lui propose de prendre le thé avec moi en m’excusant du manque de confort de mon installation. Il me répond qu’il n’aura aucun mal à trouver ses aises dans cet endroit, nous nous installons sur les rochers moussus. Ce sera l’occasion de notre premier entretien.

« Qu’est-ce que l’univers ? »  (Je pense alors à l’article par lequel j’ai retrouvé sa trace et je me dis que par cette simple question, j’entrerai de plein pied dans l’univers terjarinéen.) Mon hôte plisse le front comme s’il ne se l’était jamais posée.

– Le mieux serait la définition la plus triviale possible. Les anciens disaient que le monde, c’était la totalité de ce qui existe. Disons que c’est la tota­lité de ce qui est relié…

– Relié ? 

 – Relié par toutes les formes possibles d’interactions, de liaisons, qu’elles soient pour nous manifestes ou cachées. C’est ce que j’avais mis, dans l’article dont vous parlez, sous le terme générique d’information, toute interaction étant potentiellement en état d’en livrer une.»

Je lui demande de préciser ce qu’il entend par toutes les formes possi­bles d’interactions, de liaisons. Il rit.

« Vous m’embarrassez avec vos questions. Disons tout ce qui fait lien… je préférerais, là encore, la définition la plus triviale possible…  

– Il y a les ondes électromagnétiques, la lumière… 

– Oui, cela répond à la notion classique d’information venant du passé et dont la vitesse maximale est celle de la lumière. Mais je veux prendre en compte également les interactions qui s’exercent instantanément, comme la gravitation en théorie quantique. Ou entre les particules intriquées, par exemple, qui inte­ragissent comme si, quelque soit la distance qui les sépare, la communication était instantanée. Si l’on refuse le terme de communication, prenons celui de communion pour définir ce qui lie ces particules. Nous pourrions avoir recours à de nouveaux néologismes mais dans l’incertitude où nous sommes sur ces phénomènes, nous risquons d’accumuler un vocabulaire qui deviendra vite em­barrassant. Aussi accordez-moi le terme générique d’information, comprenant l’information circulant du passé vers l’avenir, c’est à dire suivant la flèche du temps, les liaisons qui apparaissent instantanées, et enfin, de mon point de vue, les signaux provenant de l’avenir. Ceci étant posé, ce qui importe dans l’idée de l’Univers relié, c’est qu’il n’y a pas d’au dehors. Il est unique et solitaire. 

– Qu’est-ce qui nous empêcherait d’envisager d’autres univers ? 

– Rien ne nous en empêche mais alors n’oublions pas que ce sont alors des imagina­tions qui font elles-mêmes parties de l’Univers. 

Fragment 2

(…)

A notre retour, je plie mon campement et fais mon sac. Je dormirai ce soir encore dans la maison de Terjarineen et pourrai ainsi redescendre demain de bonne heure dans la vallée. Le soir, nous improvisons le dîner ensemble, ce qui me permet d’épuiser mes dernières provisions encore présentables. Terjarineen exerce ses talents sur un cuisseau de chevreuil qui semble avoir sauté miraculeu­sement dans la cocotte. En fait, il sort d’un bocal de derrière les fagots que lui ont donné des gens du village. C’est l’occasion aussi de boire la bouteille de vin que j’avais amenée « d’en bas » pour mon hôte.

Tout cela me donne un regain d’énergie. Cette soirée est la dernière opportunité pour échanger avec Terjarineen. Je reviens à la charge sur notre « discussion olympienne » et lui demande s’il établit un lien entre sa conjecture et l’hypothèse de l’information venant ou transitant par le futur.

« Pour moi, le lien ne fait pas de doute, répond-il. Le dispositif pour véri­fier ce que vous appelez ma conjecture s’en inspire. Mais la vérité de l’une n’entraîne pas la vérité de l’autre, et il en est de même pour la fausseté de l’une ou de l’autre. J’imagine ce que j’ai appelé une réceptivité du vivant à de l’information provenant de l’avenir de la façon suivante : telles les chauves-sou­ris qui palpent l’espace alentour en émettant des ultra-sons, nous palperions l’avenir en émettant une catégorie d’ondes que nous ne savons pas actuellement détecter ou même seulement reconnaître, et que le futur nous renverrait en écho. C’est ce phénomène que nous appellerions l’intuition, qui n’exclut pas les possibilités d’erreur. »

Je dois avoir l’air sceptique car Terjarineen se met à rire :

« Ne prenez donc pas tout cela trop au sérieux. D’où je suis, j’ai le privi­lège bien innocent d’avancer des hypothèses qui sont peut-être plus proches d’idées poétiques, comme vous l’avez déjà suggéré, que scientifiques. Pourquoi m’en priverais-je ? Vous êtes venue jusqu’ici pour trouver des conceptions d’un autre ordre que celles auxquelles vous êtes confrontée au labo. »

J’acquiesce et nous ne reviendrons plus sur ce sujet.

Cette nuit-là, je fais un rêve. J’escalade un arbre qui monte droit vers le ciel. Au début, l’ascension est facile, les branches s’agencent comme un escalier mais ensuite, il faut que je m’y agrippe, que je m’accroche au tronc, jusqu’au moment où je le tiens embrassé sans plus pouvoir avancer. C’est alors que je vois le sol au travers des branches, loin, très loin en dessous de moi et le vertige me saisit… Je me réveille : autour de moi la grande pièce silencieuse et la respiration tout juste audible de mon hôte. Un bout de lune éclaire la cime des arbres et le paysage de l’autre côté de la baie vitrée

(…)

Fragment 3

Dernières nouvelles du Parnasse

1.  Cette boucle temporelle existe au sein de l’univers/temps. Son contenu informatif est du type auto-réalisateur et ne produit pas le paradoxe d’une information circulant vers le passé en contradiction avec notre présent.

2.  Le diamètre de cette boucle est d’environ treize décennies terrestres, sans que nous puissions la mesurer avec plus d’exactitude. Elle a été initiée par un(e) astrophysicien(ne) de la fin de l’ère historique. Est-elle déjà une tentative de communication avec l’avenir, ou a-t-elle été provoquée par un simple proces­sus expérimental ? Nos recherches dans les archives du vingt-et-unième siècle (non achevé) de l’ère historique ne nous ont jusqu’à présent pas permis de répondre à cette question. Nous avons choisi la première hypothèse et inséré dans la boucle des données informatives pour notre destinataire éventuel.

3.  C’est donc à toi, génial précurseur ! que nous nous adresserons désormais. Deux raisons motivent notre choix de saisir l’occasion de cette bou­cle pour transmettre de l’information sur l’état de la Terre et de la civilisation terrienne plus d’un siècle après la date d’envoi de ton signal. La première est intéressée : il s’agit pour nous d’une occasion unique d’expérimenter l’insertion d’informations dans une boucle temporelle. Nous nous expliquerons bientôt sur la seconde… Pourquoi avoir rédigé ce message en latin ? Il s’agit d’une contribu­tion collective et, nos langues maternelles étant diverses, c’est celle-là que nous avons choisie. Comme le mandarin, le sanscrit ou le Grec,  le latin est le complément habituel de nos échanges et ici, il se prête sans ambiguïté au contenu de notre message. Oh, nous savons bien que sa réception en est plus qu’hasardeuse ! C’est comme si, depuis notre vaisseau Terre de l’an 77 de l’ère posthistorique, nous le lancions telle une bouteille à la mer dans l’océan cosmique vers un rivage terrestre du vingt-et-unième siècle !

4.  Nous avons choisi pour ce message de faire à grands traits le tableau de notre civilisation terrienne actuelle (post-historique). Ce qui nous motive dans cette démarche est que nous situons approximativement la période émet­trice à la veille des grands bouleversements qui ont amené la fin de l’ère histori­que. Mais auparavant, précisons sans plus attendre ce « nous » par lequel nous nous adressons à toi : il s’agit du groupe pluridisciplinaire qui s’est constitué à l’instigation de l’astrophysicienne ayant découvert dans l’espace/temps l’existence de la boucle temporelle dont tu es, chère interlocutrice de l’ère historique, l’initiatrice.

5.  Ce groupe est formé de neuf personnes dont les intérêts, les connais­sances et l’expérience sont à même de donner un aperçu de notre monde d’aujourd’hui, d’ouvrir une fenêtre sur la civilisation qui a succédé à la tienne. Et ceci dans les conditions d’improvisation imposées par les circonstances. Nous sommes donc cinq femmes et quatre hommes, ce qui représente presque exac­tement la proportion hommes/femmes de l’actuelle population humaine sur la Terre. Chacune de nous interviendra dorénavant à titre personnel, avec sa sensi­bilité autant qu’avec ses compétences. Le hasard du chiffre nous a fait adopter, par jeu, des pseudos empruntés aux neuf muses du Parnasse. Nous espérons qu’elles ne nous en voudront pas ! C’est Uranie, l’inventrice de cette boucle, qui initiera la discussion.

6.  URANIE : La technique des boucles temporelles, et son application pour établir une communication avec les générations futures, a commencé à être mise au point il y a à peine une vingtaine d’années. Elle permet à ce jour une incursion dans l’avenir d’environ un siècle, donc plutôt moins que cette pre­mière boucle dont tu es l’initiateur. L’usage des boucles temporelles s’est à pré­sent imposé pour toute décision pouvant avoir des effets sur le devenir de l’humanité, et plus généralement sur l’écosystème de la Terre. Les générations futures, familiarisées par leurs archives à nos interrogations, leur apportent leur éclairage propre. Et de fait, les pratiques culturelles de la civilisation terrienne actuelle intègre ainsi leur point de vue*. Il s’agit donc ici de la première transmis­sion d’information de l’avenir vers le passé (du moins nous espérons de tout cœur qu’il en sera ainsi), établissant de surcroît un pont par dessus le change­ment de civilisation.

Nous te devons la précision suivante, chère destinatrice et génial précurseur : il est impossible que notre message contienne des données informatives dont la connaissance entrerait en contradiction avec notre présent (c’est dans ce sens que l’on dit qu’il est auto-réalisateur.) Un tel message prove­nant de l’avenir qui prétendrait modifier les conditions du passé serait évidem­ment mensonger.

7.  ERATO : C’est à moi qu’il revient d’ouvrir la fenêtre sur notre monde d’aujourd’hui. Je laisse à d’autres compétences le soin de parler de la période de turbulence qui a mis fin, en plein vingt-et-unième siècle, à l’ère historique. A quoi peut ressembler l’établissement humain sur la planète Terre en cette année 77 de notre nouvelle ère ? (…)


* Cet étonnant dispositif fait penser à la pratique des oracles dans les civilisations antiques ! (Terjarineen)