Judith

2008

« Judith » a été écrit et créé dans le cadre d’une manifestation originale, inventée et réalisée par Jacques Bioulès au Théâtre du Hangar, à Montpellier, lors de la saison 2009/2010 :   Quatre costumes en quête d’auteurs. A partir d’une commande à trois costumières et à un peintre, totalement libre pour l’inspiration, il a demandé à quatre auteurs d’écrire un jeu pour ces costumes, à trois actrices et un acteur de les incarner, à quatre metteuse/metteurs en scène d’en conduire le jeu.

« Au départ des costumiers, des comédiens, des metteurs en scène, des écrivains doivent accepter de ne rien savoir les uns des autres. Cela, j’en suis sûr, permettra de dépouiller des fantômes, des rêveries immédiates, afin d’être totalement comblé par ce risque de ne rien savoir et de donner à l’imagination des impulsions remplies d’air frais dans le chant du merveilleux. »

Jacques Bioulès
Pièce pour une actrice.
Durée de jeu : 20 minutes.
La ville est aux abois ; le barbare festoie sous les murailles dans la promesse du sac. Judith…

Création dans une mise en scène d’Astrid Cathala,
pour le costume de Chantal Rousseau, interprétée par Fabienne Augier.
Édité à Espaces 34 (Montpellier) dans le recueil collectif Quatre costumes en quête d’auteurs.

Texte intégral

Judith

1

Dans le silence.

Tricot de bure qui semble suspendu dans l’espace comme une chrysalide. Un mouvement, et une main apparaît, une main qui palpe, fait son chemin en une reptation sur l’étoffe grossière, et en libère une autre.

Deux mains qui se reconnaissent, s’animent l’une l’autre, et partent en une quête sur la matière rêche, trouvent une vacuité, la découvre. Y naît un regard. C’est un visage qui surgit de l’informe, qui observe dans l’effroi, c’est un cou qui se dégage, un corps gracile qui s’extirpe, comme si ce sac chrysalide était une porte, une tenture entre deux infinis.

Le tricot de bure tient encore la nymphe aux poignets, emprisonnant les mains en arrière comme une peau retournée, quand un coup de gong fait voler le silence en éclats. Judith (c’est elle) se jette au sol dans l’attitude de la suppliante, ramenant sur elle l’étoffe grossière dans un geste de crainte et d’humilité.

Rumeur comme un murmure fait de bruissements, pas, reptations, voix et cris lointains, bruits de chaînes ou d’armes, chocs, toute une discordance complexe à la limite du champ de l’audible.

Entrée de pas bien marqués, accompagnés du cliquetis que feraient des hommes en armes et de voix-grognements en deçà du langage. Cette présence se stabilise dans un silence relatif au devant de la scène.

Douche lumineuse sur la suppliante, toujours immobile.

Silence.

Judith se redressera peu à peu pendant son apostrophe.

Ô toi, l’impérieux et l’impur, le redoutable, le superbe, le vil, le magnifique, le terrible !
Toi dont la marche est précédée d’effroi et suivie de désolation ! Je suis venue jusqu’à toi !
J’ai bravé tous les dangers pour me mettre sous ta griffe !
J’ai bravé la colère des miens ! J’ai franchi les champs de silex et les barrières d’épines ! Pour arriver à toi
J’ai déjoué la surveillance de tes gardes et de tes espions ! Pour me mettre sous ta griffe !
(en un murmure)  J’ai cru mourir d’effroi quand tes officiers m’ont découverte.
Je suis tombée morte d’effroi !
Mon sang s’est figé et j’ai senti ma vie au bord de mes lèvres, oh ! quand tes officiers m’ont découverte !
Mon esprit s’est perdu, je ne sais combien de temps ! Quand ton regard m’a fait revenir à la vie !
Car telles sont ta force et ta puissance que je renaît à la vie sous ton regard !
Oh ! Et par ce sol tout imbibé de tes humeurs, je sens renaître en moi la violence de mon mouvement vers toi !
Car telles sont ta force et ta puissance !

Quelques éclats composites fait de voix à peine articulées, de souffles, de bruissements, de cliquetis, comme d’une hydre dont les écailles crisseraient. Judith s’est à nouveau  figée dans l’attitude de la suppliante.

Silence. Elle reprend son invocation à voix presque basse et la monte en un rapide crescendo.

Sur ce terreau pétri de tes humeurs, je renais à la vie, je renais aux sens, je renais à la violence des sens qui m’a lancée dans cette course vers toi.
Car telle est ta puissance, toi le superbe et le fétide !
Toi dont la voix terrifie et le murmure apaise !
Toi dont le regard est tranquille et mortel !
(apaisée)  Je suis venue jusqu’à toi, je suis venue sous ta griffe car telle est la violence de mon désir.
Une pause pendant laquelle elle fait jouer ses mains comme si leur jeu complétaient son discours. Puis :
Tu étais un dieu impur assoupi à l’orient et seule ta légende parvenait jusqu’à nous comme une vague finissante. Ta légende tissée de magnificence et d’effroi.

Courte pause.

Il y eut la rumeur de ton approche. Il y eut par tes hérauts la voix tonnante de tes exigences.

Courte pause.

Et soudain, tu t’es fait chair.

Courte pause.

Du haut de nos murailles nous avons vu la plaine se recouvrir de milliers d’écailles étincelantes ! Tel un dragon investissant l’espace, tes armées avançaient, et à leur tête, au milieu de tes officiers bardés de lances et d’enseignes comme les épines de la bête, c’était toi !
Oh ! En haut des murailles nous étions tremblants d’émerveillement et de terreur.
Et sur le rempart, je suis restée, moi, plus que les autres dans cette fascination et cet effroi !
J’ai vu, dans cette tête du dragon s’avançant vers la ville, un dieu sauvage, étincelant de nacre, de bronze et de fourrures !
Un feu m’a saisi, de m’unir à cette bête fastueuse, de m’offrir à ce dieu impur, de me livrer à son immonde beauté. Oh ! Elle me brûle, cette passion ! Elle ne m’a plus laissée en repos ! Saisie de terreur et de désir, j’ai su le chemin qui me menait à toi. Tramé de peur, d’audace et de ruse, j’ai reconnu mon chemin jusqu’à toi !

Un temps.

Ce n’est pas ma volonté, c’est cette flamme dévorante qui m’a jetée vers toi ! Moi, qui n’ai connu que la quiétude du foyer, elle m’a jeté au travers des lignes de tes guerriers, me révélant mon corps de ruse et d’audace, usant de l’obscurité comme l’animal sauvage, déjouant les alarmes, me confondant au sol, aux tentures, aux provendes. Plusieurs fois je suis morte ! Mais telle est la puissance qui irradie de toi, (c’est le brasier qui me brûle !) que toujours je me suis relevée de ces petites morts !

Un temps.

Et à présent, je suis à toi !
Tremblante de terreur et de passion !
Comme une flamme incertaine, oscillante entre vie et trépas.
Entre souillure et pureté.
Entre terreur et hardiesse.
Oui ! flamme toujours, que ton souffle anime !
Tu peux me renverser, d’un revers, me verser dans la mort.
Tu peux supplicier ma chair, me livrer à l’abjection.
Je suis flamme ! Je suis défi ! Je danse sur ma propre mort ! Je veux m’unir à toi ! Je veux me consumer en toi ! Je suis à toi !

Elle oscille comme une flamme, innocente et lascive.

Au devant d’elle, rumeur crescendo comme une vague qui monte, qui éclate violemment comme un rire et qui se perd comme une avalanche d’eau.

Suite d’éclats de lumière et de noir, stridences et silences que parcourt la respiration rauque d’une bête, appels, cris…

Silence et noir.

2

Sous une lumière grise, Judith, dans un mouvement lent et las, cherchant l’équilibre, porte sur sa tête La Chose emmaillotée du tricot de bure. Elle arrive sous une muraille.

Judith appelle, sa voix est changée, plus rauque, plus dure.

Ouvrez-moi ! Je suis Judith ! Ouvrez ! Venez voir ! 
Oui ! Rassemblez-vous sur le rempart ! Venez voir une merveille ! C’est Judith, qui revient de l’antre du dragon !
Venez voir ! Judith ne rentre pas les mains vides. Venez admirer l’horrible et merveilleux présent que Judith vous fait !

Du haut, un fond sonore de mouvements, voix, exclamations, toujours suffisamment compact pour rester le bruit d’une entité, ira crescendo.

A votre tour, si vous l’osez, de trembler d’effroi, de dégoût et de ravissement !
Si vous osez affronter l’abjecte et terrifiante hure ! Si vous osez affronter les yeux morts du faux dieu !
Comme dans une plainte.  Oh, vous saurez alors de quoi je vous ai sauvés.
Mais vous le savez ! Vous avez vu avec moi les anneaux du dragon se dérouler dans la plaine ! Vous avez entendu les blasphèmes et les menaces ! Et vous avez tremblé comme moi de honte, de rage et de terreur !
Venez vous délivrer sur la face de l’impur !

Un temps dans le silence.

Comme dans une plainte.  Oh, j’ai reçu, moi, la souillure de la bête impie. Pour vous préserver. Pour vous préserver.
Voix dure et autoritaire. A vous maintenant de prendre en charge la chose immonde ! Immonde et rédemptrice ! A vous de m’en décharger !

Un palan descend, comme hésitant d’abord, puis rapide, auquel Judith fixe son fardeau.

Le palan remonte lentement la charge. En haut, la rumeur va crescendo.

Préparez les bains et les fumigations ! Faites couler pour moi l’eau purificatrice !
Ma main n’a pas tremblé quand elle a découpé la face d’épouvante.
Venez y repaître votre regard et lavez-y votre terreur !
Je suis Judith, revenue de l’antre du démon !
Je suis Judith, revenue de l’antre du démon !

La rumeur culmine sur les dernières paroles de Judith.

Silence. Un temps. Le tricot de bure retombe aux pieds de Judith. Elle s’en revêt et disparaît, fondue dans la muraille.

Noir.

NB : La première partie a lieu dans un espace délimité par la lumière. La deuxième partie bute sur le fond de scène (la muraille).

Judith, Quatre costumes en quête d’auteurs, éditions espaces 34 (Montpellier).