Et Sic Opera Mundi

2011

Ce roman s’empare de l’écho millénariste qui traverse notre époque et fait résonner les mythologies de notre civilisation occidentale. On y croise :
     le professeur de prospective environnementale Varcha In’lich,
     deux Amazones,
     l’Ennemi de l’homme,
     un nouveau saint (Eloïm),
     un double de l’Horatio shakespearien,
     un chef de la police
     et trois touristes célestes (l’ange du bien, l’ange du mal, l’ange exterminateur).
Le mot de la fin appartient à une voix juvénile qui s’interroge et reconstruit l’apocalypse, sur un mode à la fois spontané et réfléchi : une fillette qui sera au choix du lecteur la dernière humaine ou une nouvelle Eve.

« Et Sic Opera Mundi » a bénéficié d’une aide à l’écriture de la Région Languedoc-Roussillon (2007/2010).

Cinq fragments

Prime page

I

La mégapole aux millions d’yeux lumineux fait la nique à la voûte céleste. Sur une terrasse dominant Babylone, trois êtres de grande taille, trois personnes d’une beauté singu­lière et de sexe ambigu conversent en observant la ville.

« Est-ce la fin du monde des hommes ? Je l’ai oublié en entrant dans le temps…

– Il faut nous accommoder du parcellaire, de la division entre le bien et le mal ; et admettre la futilité humaine.

– Il faut nous contenter de penser par leur langage, distinguer le passé, oublier l’avenir et accepter l’imperfection d’un monde inachevé. »

Ainsi parlent ces trois androgynes en repliant leur aile, encore abasourdis de leur condition nouvelle. Le premier est Azraël, d’une beauté absolue, redouta­ble aux mortels, « l’Ange du mal », selon ses compagnons moqueurs. Le second, qui domine les deux autres par la taille, est d’une beauté relative et d’un charme absolu : celui qui émane de son doux visage  asymétrique, de ses yeux pers et de ses mains vigoureuses que la conversation anime. C’est Gamael, dit « l’Ange du bien ». Le visage fin et énergique du troisième est plus à la mesure humaine. C’est Azarie, l’ »Ange exterminateur », titre qu’il assume au regard des deux autres, pour ne pas être en reste. 

«  La proximité des hommes nous a d’emblée humanisés…

–  En effet, Gamael, elle donne à ton invariable douceur une note de mélancolie. Quant à Azraël, vois comme sur sa beauté s’affiche une joie abrupte ! 

–  C’est vrai, j’assume ce corps humain en toute allégresse. Et pour toi, Azarie, ce costume est-il à ta mesure ?

–  Oui, pourvu qu’il me laisse aller et venir à mon gré parmi les hommes. »

Les trois supraterrestres font, en s’observant, l’apprentissage du sourire.

«  Il nous faut à présent perdre de notre éclat, pour que les hommes ne s’y brûlent pas…

–  Et jouer de nos individualités nouvelles afin de nous fondre dans leur monde. »

Puis ils observent silencieusement la ville…

Avant de s’évanouir dans le monde des hommes.

Fragment 2

XIV

Cette ultime intervention plonge Warcha In’lich au plus profond de ses réflexions et c’est Azraël  (son Azra) qui l’en sort en lui proposant de le raccompagner. Il ne se fait pas prier ; ils traversent en conversant plaisamment les sortilèges criards de la ville nocturne et c’est le cœur palpitant qu’il franchit avec elle le seuil de son logis. Une Aphrodite désinvolte surgit alors de l’étui de la robe, elle l’entraîne sur le désormais incontournable « tapis amazonien » et son étreinte a tôt fait de transporter Warcha au jardin des délices.

Azra montre en cette occasion un désir insatiable. Désir qui se satisfait sans répit au corps même de Warcha. La volupté devient douloureuse et il se rebelle.

« Lumière de mes yeux, tu m’embellis au point que je me sente, moi, grosse tête ventripotente, transformé en dieu phallique. Mais… si nous nous posions un instant ? Et que tu entrebâillais ta chère âme et me laissais entrevoir le mystère de ton cœur ? »

Azra a un joli sourire : armure ouvragée d’une âme hermétique. Ils restent un temps dans le silence, elle, le tenant dans ses bras : elle caresse, avec une infime distraction, son homme de compagnie reposant contre elle. Puis, délicate et légère, elle le repousse avec douceur, enfile en un clin d’œil son fourreau d’élégance et s’éclipse sur le souffle d’un baiser jeté à bout de doigts. Warcha reste allongé sur le « tapis amazonien » comme un boxeur sonné sur le ring.

Fragment 3

XVI

Quelques temps après qu’Eloïm fut intervenu au temple de l’argent, lui et ses compagnons s’installèrent dans un jardin de Babylone laissé à l’abandon. Ils y donnèrent l’exemple de la frugalité, de la sociabilité, de l’attention à ce lieu-jardin et aux personnes qui désiraient le fréquenter. Les visiteurs étaient accueillis avec cordialité et invités à débattre des sujets qui les préoccupaient en commun ; les compagnons s’occupaient aussi de la collecte de la nourriture dans les surplus de la ville, de la préparation des repas, et prenaient soin du jardin et d’eux-mêmes. Il vint ainsi de plus en plus de gens, soit par curiosité, soit pour faire des dons, pour participer aux dis­cussions, par désir d’échange ou de chaleur hu­maine. Le bou­che à oreille ai­dant, l’intérêt grandissait pour la démarche d’Eloïm. Un jour des policiers se pré­sentèrent et demandèrent à parler à celui-ci. Ils étaient accompa­gnés d’une ambu­lance et d’infirmiers. Quand Eloïm vint à leur rencontre et leur dit « Je suis Eloïm », les infirmiers se saisirent de lui et l’emmenèrent. Des forces de police survinrent alors en nombre et dispersèrent à l’aide de gaz lacry­mogène, de flash-balls et de matraques électriques les compagnons et ceux qui les visitaient. Le jardin fut momen­tanément fermé et des panneaux signalèrent qu’il allait être réhabilité et réaffecté à des activités culturelles et commerciales. Ces évènements, qui ne concernaient qu’une frange sans importance de la population, furent à peine évoqués dans les médias.

Eloïm fut soigné dans un hôpital psychiatrique. Personne ne sut s’il guérit puisqu’on n’entendit plus parler de lui.

XVII

Eloïm gisait sans connaissance sur un lit de fer dans une cellule capitonnée. Ses poi­gnets et ses chevilles étaient encore entravés  et un peu de sang s’écoulait d’une de ses narines. Quand il ouvrit les yeux, il vit Gamael debout près de lui.

« J’ai échoué, dit-il.

– Tu ne sais pas, répondit doucement Gamael.

– J’ai échoué et l’homme va mourir.

– Tu as semé, tu ne sais pas ce qui lèvera.

– Pour Lui, c’était plus facile. Il avait Dieu avec Lui… J’ai toujours été tellement seul.

– A la fin, c’est ce qu’a ressenti aussi le fils de l’homme : l’échec, la soli­tude, le néant.

– Connais-tu, toi, le sens de tout cela ?

– Non. J’ai reconnu ton chemin. Doutes-tu que ce fut le tien ?

– Non, c’était le mien, c’était bien le mien, mais mon chemin était un che­min pour rien.

– D’où tu es, tu ne peux pas savoir…

– Que sais-tu, toi ?

– Je sais que d’où nous sommes, nous ne voyons pas.  Ton passage est un signe, une esquisse montrant ce qui pourrait sauver l’homme. C’est comme un vol de papillon dans la fureur du monde. Il est fragile et infime mais c’est cette fragi­lité même qui lui donne son sens, bien plus qu’un effet éventuel.

– Mon esprit s’en va, c’est le traitement. Ils  sont allés trop fort dans l’intensité. J’ai entendu les médecins au moment de reprendre connaissance. Je vais mourir.

– Les hommes ne savent pas ce qu’ils font. Toi, qui l’as su mieux que tout autre, tu ne sais pas ce qu’il en adviendra. C’est la grandeur de l’homme d’avoir, parfois, une fois, ou peut-être une fois tous les mille ans, su retenir ce qui était infime, fragile et beau et d’en avoir fait un symbole qui a illuminé un temps sa marche obscure et chaotique. »

Eloïm cessa de vivre.

Gamael regarda Eloïm mort et il y eut dans ses pensées l’idée de l’achèvement du monde des hommes. Cette idée flotta un moment dans son esprit puis elle prit la forme d’un  poème :

Le monde a rêvé la vie, et il y eut la vie.

Le monde a rêvé la pensée, et il y eut l’homme.

L’homme a pensé le monde

Et le rêve du monde s’est achevé.  

Gamael embrassa Eloïm et s’en fut dans l’oubli de son existence terrestre.

Fragment 4

XXIV

Alors qu’il cherche à reprendre contact avec d’anciens étudiants pour créer un cercle de réflexion et de travail autour des thématiques qui lui sont chères, Warcha In’lich reçoit un autre courrier administratif. Une grande école lui propose un nou­veau poste d’enseignement : professeur de liberté. « Professeur de liberté ? » lit Warcha  en écarquillant les yeux sur ce courrier à en tête de l’ESA(p)… Il ne connaît pas cette Ecole supérieure d’application (section « p ») et téléphone. S’ensuit un étrange dialogue. A quel contenu d’enseignement pensez-vous pour ce cours de liberté? C’est vous le professeur, non ? N’y a-t-il pas de cadre, d’orientation particulière à ce cours ? Non. Vous êtes entièrement libre, Professeur… C’est bien le moins pour un cours de liberté ! (Rire de l’interlocuteur.) Nous pouvons compter sur vous, Professeur ? (Silence) Hé bien, Professeur ? Oui, bredouille Warcha In’lich avant de raccrocher. Il a soudain peur.

Il perçoit dans l’intitulé de cette demande une résonance sournoise. Comme une contra­diction mal identifiée, une ambiguïté mal définie. Qu’est-ce qu’un cours de li­berté ? La liberté peut-elle s’enseigner ? Cette proposition ne serait-elle pas une mise à l’épreuve ? Une rodomontade ? Un prémice de la société totalitaire qu’annonçait Hora­tio ? Il se dit qu’il paie le prix de son isolement de ces derniers temps. Ac­cepter d’assurer ce cours impose au préalable d’aborder toutes ces questions. Il se remémore la fa­meuse conversation sur la liberté chez les anges.

Il prend des notes. Fragile liberté. Un mot forgé a contrario, tant, depuis que l’homme vit en société, il est en but à l’arbitraire, à la contrainte, au despo­tisme.Hamlet, une pièce sur la liberté, dit Horatio. Face à l’oppression, le choix toujours possible de la révolte et de la mort.  (La servilité de l’esclave : d’avoir refusé la mort. « Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux ; la liberté ou la mort » : le cri des anarchistes.) N’est-ce pas ce qui fonde la liberté humaine, que se savoir mortel ? D’avoir le choix toujours possible d’une fuite dans la mort ? Fuite qui n’est jamais que l’anticipation d’une issue inéluctable. Distinguer la vie de « l’être », dit Horatio. Le bien-vivre n’existe qu’avec l’acceptation de la mort…  Il n’y a donc de liberté pour l’homme que parce que, dans un premier temps, sa mort est possible et, dans un second temps, elle est inéluctable. C’est cette recon­naissance de la mort, comme possibilité, d’une part, comme fatalité, d’autre part, qui fait de l’homme un être libre ; ou en tout cas apte à mener tous les combats pour la liberté.

Il se demande quelle est l’expression de sa propre liberté dans ce cas pré­cis. Est-ce d’accepter cette proposition ou la refuser ? Il se sent incapable de tran­cher et prend comme un défi la décision de l’accepter.

Sa première conférence a lieu devant une assistance assez uniforme de jeunes gens attentifs. Elle se poursuit avec de nombreuses questions qui manifestent l’intérêt de ce public pour les thèmes qu’il a abordés. Revenu chez lui, il est ragaillardi par ce premier contact… Mais ragaillardi en surface, et toujours inquiet dans le fond. Comme il rêvasse devant l’acronyme ESA(p), avec ce p minuscule et ces mystérieuses parenthèses, il pense en un éclair au « p » de police. Se renseigne plus amplement. « Oui, bien sûr, Professeur, vos étudiants sont des élèves policiers. » L’hypothèse totalitaire… Sans plus réfléchir, il envoie sa démission.

Warcha In’lich demeure alors chez lui dans une attente misérable, se de­mandant ce qu’il attend et ce qui l’attend. N’a-t-il pas cédé à la panique en démis­sionnant ? Est-ce invraisemblable de faire réfléchir des élèves policiers sur la no­tion de liberté ? Pourquoi a-t-on fait appel à lui, qui n’est pas philosophe, pour ce cours ? Il se dit que cet isolement dans lequel il se sent, cette confusion, ce senti­ment d’incohérence, ce désarroi, sont le syndrome sur l’individu In’lich d’un système totalitaire, ou en passe de l’être. Il renonce à tout contact de peur d’attirer des ennuis aux autres. Se demande encore quelle est dans sa peur la part de réalité et la part de paranoïa.

Il reçoit enfin une convocation à une adresse qu’il ne connaît pas afin que l’on discute de son cas.

XXV

« Pourquoi avez-vous cessé d’assurer votre cours à l’ESA(p), Pro­fesseur In’lich ? demande le Chef de la police. Vous imaginez bien que dans le contexte actuel de lutte sans merci contre les ennemis de la liberté, il n’est pas superflu de faire réfléchir nos élèves officiers sur le concept de liberté… Vous ne croyez pas ? »

Ils sont confortablement installés dans la partie salon de l’élégant bureau du haut fonctionnaire. Embarras de Warcha In’lich ; il tente une plaisanterie sur l’excellence de son auditoire, en sorte que sa compétence sur la question s’est trouvée asséchée en une conférence. Il poursuit en arguant son manque de prépa­ration pour un thème qui lui est tombé dessus de façon bien impromptue.

« J’espère que vous reviendrez sur votre décision, Professeur. Bien évi­demment, ce n’est pas pour cette question qui relève totalement de votre bon vouloir que je vous ai demandé de venir me voir. » Temps de silence pendant lequel le Chef de la police semble considérer son sujet, pesant le pour et le contre, les yeux braqués sur lui ; regard que Warcha  soutient avec innocence. « Nous savons que vous avez été en relation avec une personne que nous recherchons activement… » Horatio, pense Warcha en un éclair, il n’a donc pas été arrêté. « Dans votre cas nous savons qu’il s’agit d’une relation privée mais cette per­sonne appartient à ce que nous supposons être la cellule de commandement d’un, ou même de plusieurs groupes terroristes. Voyez-vous de qui je veux parler ?

– Non. Donnez-moi d’autres renseignements. » Warcha In’lich se met à penser à toute vitesse. Ils n’auront rien de moi. En suis-je si sûr ? Ils n’auront rien de moi…

– Il s’agit d’une jeune femme très grande et très belle… » Le Chef de la police réprime un sourire devant la stupéfaction tellement manifeste du profes­seur.

« Je ne pourrai rien vous dire sur elle… » murmure Warcha . Le re­gard qui le scrute devient glacial.

« Et le triumvirat à laquelle elle appartient ? » Anéanti et soulagé, Warcha  secoue la tête en un signe d’impuissance. Suit une batterie de questions ahurissantes à laquelle il assiste comme s’il s’agissait d’une démonstration surréaliste. Il voit avec une sorte de détachement le Chef de la police sortir progressivement de ses gonds. Colère non feinte, semble-t-il ; Warcha relève au passage des bribes d’information dans la diatribe vibrante de fureur. Êtres transparents. N’apparaissent sur aucun des clichés ou des bandes vidéos qui devaient les sur­prendre. Même chose avec les enregistrements sonores. Pas de trace de leur voix. Eh bien, nous allons chercher dans vos mémoires. La vôtre, Professeur In’lich. Et cela, nous savons faire… Warcha  saisit la fraction de seconde entre la fin de la diatribe et l’appel au factionnaire pour demander :

« De quoi les croyez-vous coupables ? »

Ample respiration de son interlocuteur qui le jauge encore un ins­tant. « Il y a les poseurs de bombes, les assassins… et ceux qui les manipulent. Ceux-là sont passés maîtres dans l’art de la dissimulation. Nous faisons face à un adversaire extrêmement fort. Je souhaite que vous nous aidiez de votre plein gré, Professeur In’lich.

– Je suis persuadé que vous vous trompez sur eux.

– Ce n’est pas votre opinion qui m’intéresse mais ce que vous savez sur eux. Et peut-être même ce que vous ignorez savoir sur eux.

XXVI

Warcha In’lich  va rapidement expérimenter ce que la phrase sibyl­line du Chef de la police signifie. Accusé de complicité avec une entreprise terroriste, il n’est plus un citoyen ordinaire protégé peu ou prou de l’arbitraire policier dans un Etat qui serait de droit. Comme il se voit signifier sa situation de détention pré­ventive, In’lich  se dit qu’il est très facile à la police de fabriquer pour un citoyen quel­conque une complicité avec une entreprise terroriste et que, finalement, per­sonne n’est à l’abri de l’arbitraire étatique et policier. Il arpente les couloirs et fait connais­sance avec les arcanes du système judiciaire et carcéral tout en méditant : « La tendance naturelle de l’Etat est d’être policier. Si la vigilance des citoyens ne s’exerce pas, le naturel revient au galop. Visiblement, nous n’avons pas du tout été vigilants. »  En fait, il peine à réaliser que lui, Warcha In’lich, est concrètement impliqué dans ce processus et qu’il n’est pas en train d’assister, comme au ciné­ma, aux tribulations d’un personnage nommé lui aussi Warcha In’lich.

(…)

Fragment 5

XXIX

Ramené à Babylone après un voyage chaotique et épuisant, Warcha In’lich peine à retrouver ses repères. C’est sa ville et ce n’est plus la même ville. Les bidonvilles occupent tous les espaces restés ou devenus vacants autour de la mégapole. Leur contournement dure des heures, émaillé d’incidents pittoresques ou tragiques auxquels il assiste dans un sentiment d’irréalité. Les campements, les installations informelles, sem­blent s’infiltrer dans tous les interstices de la cité, repoussés par endroits par d’énormes bulldozers qui arasent les zones vétustes, ou détruites, ou peut-être simplement désaffectées. C’est que gagnent par ailleurs de hauts murs hérissés d’une technologie dont de multiples panneaux d’alerte signalent le potentiel meurtrier. La voiture de police qui transporte In’lich s’arrête à un check-point pour de laborieuses vérifications de laisser-passer. Elle traverse ensuite des quartiers qu’il connaît  mais que trans­forment des nouveautés architecturales : d’audacieuses tours en verre, acier et matériaux composites, ainsi que de luxueux aménagements urbains. Après un passage dans la cité judiciaire où on lui précise son statut de citoyen « extra-muros », Warcha In’lich est reconduit à un autre check-point et expulsé hors les murs : son domicile est de fait hors de la zone protégée. C’est dans la déglingue et la puanteur d’un métropolitain à l’abandon qu’il parvient près de chez lui… Y a-t-il encore un chez-lui ? Il se le demande en progressant dans un quartier devenu fantomatique. Parvenu devant son immeuble, il hésite. Mais c’est sans encombre qu’il passe les différents seuils et regagne sa demeure. La porte close derrière lui, un léger vertige le saisit. A ses pieds se déploient les arabesques et les volutes colorées de son cher « tapis amazonien » ; il y choît de tout son long.

Il est totalement cassé : outre la fatigue du retour, c’est évidem­ment la conséquence de la détention. Il reste ainsi léthargique un temps indéfini, les yeux clos. Quand il les ouvre, il pressent dans la pénombre un regard… un regard qui l’observe. Il les referme,  assure son mental qu’il ne dort pas, les ouvre à nouveau. Ce regard est sur lui : deux yeux dans un visage broussail­leux. Il se redresse sur son séant, dévisage l’inconnu : l’homme semble pleurer, silen­cieusement, les yeux fixés sur lui. Warcha regarde autour de lui, essaie de faire le point. Oui, c’est bien son logis… en plus sale et plus négligé. Odeur composite. Quelques menues variantes dans le décor. Dans le coin, là-bas, ce qui paraît être un matériel de laboratoire. Contre la baie vitrée, un vivarium grouillant d’insectes et une jardinière débordant d’herbes diverses. Côté couloir, une grosse malle inconnue.

« Qui êtes-vous ? » demande Warcha .

Le regard de l’homme se durcit.

« Je suis l’Ennemi de l’homme. »

Ce qu’est l’Ennemi de l’homme, Warcha In’lich va l’apprendre sans délai.

(…)

Et Sic Opera Mundi, Jean Reinert, 2007-2020