2015
Personnages | 4, qui peuvent être interprétés par 2 actrices et 2 acteurs, ou 2 actrices et 1 acteur, ou 3 actrices. |
Lieux | Rome entre 1610 et1612. Les appartements du Cardinal Borghese (Palais du Quirinal). L’atelier d’Orazio (et Artemisia) Gentileschi, dans une maison bourgeoise de la rue Santo Spirito. |
Durée de jeu | 1h15 |
Argument | Le rude chemin vers la reconnaissance artistique d’Artemisia Gentileschi, après son viol par le peintre Agostino Tassi et le procès qui s’ensuivit. |
Artemisia est publiée aux éditions L’Œil du souffleur (Paris/Massat-09, 2016).
Une page de texte
Personnages, par ordre d’apparition dans ces fragments :
Artemisia Gentileschi, Tuzia, locataire des Gentileschi, le cardinal Scipione Borghese, Filippo, domestique de Borghese et « masque » de la comédie italienne.
Fragment 1
11. Atelier des Gentileschi. Le tableau de Judith n’y est plus. Artemisia travaille sur une toile qui était jusque-là restée retournée dans l’atelier : il s’agit de Suzanne et les vieillards. Le tableau est en voie d’achèvement, Artémisia s’applique sur la figure des vieillards. Elle montre une certaine fébrilité, il y a quelque chose d’inquiet et de contrarié dans son attitude. Entrée de Tuzia qui regarde Artemisia travailler.
Artemisia. Heureusement que tu passes, Tuzia. Sans toi, je ne verrais personne. Mes frères filent de la maison dès que père a le dos tourné, et moi, j’en ai assez de faire le gendarme.
Tuzia. Nicolo aussi est sorti ?
Artemisia. Oui. Maintenant, il accompagne père sur le chantier.
Un temps.
Tuzia. Alors,Orazio ?… Toujours aussi en colère ?
Artemisia. Qu’est-ce que j’y peux, moi ! Je vis ici comme une recluse ! Avec ces deux énergumènes qui font le siège pour le tableau ! Ils venaient de sa part…
Tuzia. C’est parce que tu as signé…
Artemisia. Je n’ai rien compris au charabia qu’ils m’ont fait signer. Mon père n’avait qu’à m’envoyer à l’école…
Tuzia. Il t’a déjà appris à peindre…
Un temps où elle observe le travail d’Artemisia.
Mais !… C’est la tête de Cosimo ! Et celui-là, n’est-ce pas Agostino ?
Elle éclate soudain de rire.
Artemisia, sombre. Oui, ce sont eux. Ils sont bien dans leur rôle ! Tu as vu, hier, quand nous sommes rentrées de l’église, avec quelle impudence Tassi m’a abordée !… Mais toi, tu es toute gracieuse avec lui !
Tuzia. Avoue qu’il est bel homme. Quelle prestance ! Tu ne le supportes pas mais, moi, je n’ai pas de raison d’être revêche…
Artemisia. C’est à croire qu’il surveille la maison. Que faisait-il là juste quand nous rentrions de l’office ? Surtout, ne le laisse plus entrer ici !
Tuzia. Certainement pas ! S’il voyait comment tu es sur ce tableau, plus rien ne le retiendrait !
Elle rit ; et reste encore un moment en expectative devant la toile.
Artemisa, toujours dans une fébrilité inquiète, poursuit son travail. Tuzia la caresse, l’embrasse et sort. Noir.
12. Appartements de Borghese. Le tableau représentant Judith (même disposition). Borghese et Filippo.
Borghese.
Filippo, mon ange, connais-tu les hommes ?
Acquiescement de Filippo.
Alors tu sais que c’est la queue qui les mène ! Depuis qu’il fréquente la maison de Gentileschi, Quorli est comme un verrat en rut. Et bien qu’il cache mieux son jeu, Tassi est dans la même chaleur. C’est la Gentileschi qui leur tourne ainsi les sangs ?
Acquiescement de Filippo.
Il suffit aux femmes de laisser voir un peu de peau au bon endroit pour leur allumer le ventre.
Un temps où il reste songeur devant la Judith.
Pour moi, ces chairs étalées sont comme si on me servait une viande trop grasse. Filippo, que se passe-t-il chez Gentileschi ?
Révérence empressée de Filippo.
Oh, oui ! Montre-moi cela !
Filippo va chercher les masques de Quorli et de Tassi. Il les tient dans chaque main comme des marionnettes, créant ainsi un personnage à trois têtes. S’approchant de Borghese, il lui fait exécuter une série de courbettes, obséquieuses façon Quorli, un brin crâne façon Tassi. Puis il danse une plaisante danse du rut. Rire de Borghese. Filippo escamote ensuite les deux masques et passe celui de Gentileschi. Il crée un personnage raide, à la recherche d’un tableau (celui, précisément, devant lequel, lui, Filippo, joue… et il en joue). Le personnage est bientôt en proie à une violente colère. Froncement de sourcil du cardinal.
Nous éviterons de faire étalage de cette Judith ; du moins tant que la colère du peintre ne sera pas retombée… Il n’a qu’à mieux surveiller sa fille, le bougre !
Acquiescement de Filippo qui tombe le masque de Gentileschi. Il joue à présent (avec son propre masque) la fille éplorée. Rire de Borghese. Puis Filippo mime Artemisia en train de peindre. Reprenant les masques de Quorli et Tassi, il les met en position d’observateurs, à la façon des vieillards dans la toile d’Artemisia, et joue leur connivence. Il revient au personnage de la fille. Celle-ci découvre les deux intrus et Filippo la pose dans un geste de frayeur, comme Suzanne dans le tableau. Puis il revient aux deux masques, passe celui de Tassi, bondit à l’emplacement de la fille et mime crûment une scène de copulation brutale. Enfin, il ramasse tous les masques et regarde Borghese. Celui-ci, qui s’est d’abord amusé du jeu, hoche à présent la tête, l’air dubitatif.
Noir.
Fragment 2
34. Atelier des Gentileschi. C’est la nuit. Eclairée par un chandelier, Artemisia passe un vernis sur la toile de Judith et Holopherne.
Entrée silencieuse de Filippo. Il tient une lanterne qui éclaire son visage et porte un doigt sur ses lèvres. En l’apercevant, Artemisia a un mouvement de recul et pousse un cri étouffé.
Artemisia. Signor Filippo !
Il la salue. Par gestes explicites, il lui signale la visite d’un grand personnage.
Il retourne dans l’ombre pour faire entrer dans la lumière Scipione Borghese en surplis, qu’il porte dans cette circonstance avec une certaine simplicité. Artemisia tombe à genoux en joignant les mains. Il lui donne négligemment à baiser l’anneau épiscopal, puis observe le tableau en cours. Filippo en éclaire les détails selon ses indications gestuelles. Longue expectative pendant laquelle Artemisia reste agenouillée et Borghese totalement absorbé par la peinture.
Borghese. C’est Gentileschi qui a peint cela ?… C’est une des meilleures œuvres que je lui connaisse… Il a repris la composition que Caravaggio a faite pour Costa. Si mes souvenirs sont bons, cette Judith-là met plus d’allant à la besogne !
Se tournant vers Artemisia :
Et Judith, c’est toi… Dans la même robe ! Allons, relève-toi, ma fille !
Il est à nouveau tourné vers le tableau.
Mais c’est mon petit Agostino, qui se fait trancher la gorge ! En tout cas, il lui ressemble… C’est Orazio qui règle ses comptes ?
Artemisia. Mon père n’y est pour rien. C’est moi qui ai fait cette peinture.
Borghese. Toi ?
Elle se tient fièrement devant lui. Il l’observe.
C’est vrai, Orazio m’a dit que tu peignais.
Il observe encore le tableau en hochant la tête.
C’est toi qui as peint ce tableau ? Hé bien, ce n’est pas un coup d’essai… Montre-moi ce que tu as fait d’autre.
Artemisia va aux toiles retournées, en sort « Marie allaitant Jésus » qu’elle met en évidence. Borghese observe et approuve de la tête.
Tu n’as rien d’autre ?
Même jeu d’Artemisia pour « Suzanne et les vieillards ». Un temps.
C’est toi qui as peint cela ?
Borghese fait signe à Filippo d’en éclairer les détails.
Je ne connais pas de Gentileschi un nu de cette qualité…
Il regarde Artemisia avec curiosité. Elle soutient fièrement son regard. Il continue à observer le tableau. Après un temps :
Peindrais-tu pour moi un nu masculin ?
Un temps de stupeur de la part d’Artemisia.
Artemisia, très hésitante. Monseigneur… Je n’ai pas le droit… Si vous m’en donnez le droit… Sur quel modèle ?
Borghese hausse les épaules. Toujours tourné vers le tableau.
Borghese. C’est Quorli, et encore Agostino… dont tu t’es servi pour les vieillards. Ils n’ont pourtant pas posé pour toi ?…
Artemisia baisse la tête.
Artemisia, sourdement. Non, ils n’ont pas posé pour moi.
Borghese. Ils t’en ont fait voir, ces deux-là ?
Silence d’Artemisia, tête baissée.
Ah, Quorli ! Cet énergumène ! Mais Quorli est mort maintenant… Requiescat in pace…
Filippo et Artemisia se signent.
et Tassi est en prison… Ces tableaux sont donc bien les tiens ?
Elle confirme fièrement.
Donne-les moi.
Artemisia reste à nouveau interdite. Elle tombe à genoux.
Artemisia, soudain véhémente. Je n’ai plus qu’eux ! Sans eux, je ne suis plus rien. Tassi m’a déshonnorée. Et toute cette boue qu’il verse maintenant sur moi ! Ô Monseigneur, faites que la vérité éclate !
Un temps où elle reste sous le regard du cardinal.
Borghese, rudement. Où est la vérité, Artemisia ? Dans ta parole, reconnaissant par là-même ta vie scandaleuse dans le péché des mois durant ? Ou est-elle dans celle de Tassi, qui nie tout commerce obscène avec toi, qui proteste de son amitié pour ton père et de ses tentatives pour te ramener dans le droit chemin ?
Artemisia. La vérité, vous la voyez là, dans ces tableaux. Vous avez reconnu Quorli et Agostino… Vous avez aussi reconnu Suzanne ! Dans le même désarroi que quand ils m’assaillaient de leurs propositions et de leurs insinuations dégoûtantes…
Borghese, avec un signe vers le tableau. Est-ce pour m’induire en tentation, ma fille, que tu te montres nue devant moi ?
Artemisia reste muette de saisissement.
Que faisait ton père en cette période ardente ?
Un temps, pendant lequel Artemisia cherche à comprendre.
Artemisia. Mon père… toujours sur ses chantiers de peintures… chez vous, au Quirinal. Puis au Casino des Muses. Vous le savez bien, ces deux-là étaient ses amis. Lui qui en a toujours eu si peu ! Agostino surtout, qu’il ne cessait de porter au pinacle…
Sourdement : Sur ce tableau-là, tout ce sang, c’est le mien. Quand Agostino m’a forcée.
Borghese se détourne de la toile montrant un dégoût ostensible. Un temps.
Borghese. La vérité, le juge Felice la découvrira, je n’ai aucun doute là-dessus.
Artemisia. Demain, il me fait subir le supplice de la Sibylle. Si je perds mes mains, c’est comme si je mourais…
Borghese. Pourquoi tu t’imposes cette épreuve ? Renonces-y.
Artemisia. Pour innocenter Agostino ? Et rester déshonorée ? Et mon père aussi ? Je préfère mourir !
Borghese a un mouvement d’agacement.
Borghese. Ce procès est scandaleux. Malheur à celui par qui le scandale arrive ! Pour ce qui est de la vérité, nous l’aurons. La justice de notre Saint Père sera sans défaillance…
Artemisia. Pourquoi Agostino ne la subit-il pas, lui, la torture de la Sibylle ?
Borghese, avec une froide ironie. Hé ! Mais j’en ai besoin, moi, des mains d’Agostino !
Instant de désarroi d’Artemisia. Puis elle se détourne du cardinal, retourne à son pinceau et applique le vernis. Sur un signe de Borghese, Filippo la replace, délicatement mais fermement face au cardinal. Elle baisse la tête avec un air buté.
(…)
Artemisia – éditions L’Œil du souffleur (Massat-09, 2016).