Apprentissage de l’Apocalypse

1990

Personnages 65, pouvant être interprétés par 20 acteurs et actrices.
Lieu 1ère période : Munich, Berlin, rues, cabarets…
2ème période : Paris, le Quai d’Orsay, Berlin, la Chancellerie, Moscou, la Place Rouge, Genève, le Palais des Nation…
Durée de jeu 2 x 1h30
Argument 1919-1941, les vingt ans qui vont du cataclysme de la Grande Guerre jusqu’à l’apocalypse nazie : de la gestation à l’apothéose de la « Bête », chronique d’un désastre annoncé.

Cette pièce est publiée aux éditions « espaces 34 » (Montpellier, 2003).

La première période a été mise en espace par Jacques Nichet au Théâtre des treize vents (CDN, Montpellier, 1992) et par Michel Touraille à La Criée (Théâtre national de Marseille, 2004).

Notes de lecture (1991/93)

(…) les avis divergent sur le propos de la pièce. Certains voient la leçon d’histoire avec un côté pédagogique, voire didactique, un projet trop ambitieux (20 ans de l’histoire de l’Europe sur scène); les autres voient l’actualité du propos (on devrait jouer ça tous les jours en ce moment) et sa justesse en ce qu’il analyse bien le mécanisme de l’engrenage (pour celui qui a vécu cette période).

(…) La référence à Brecht, évidente pour tous, n’a gêné personne mais il faut une vraie distribution, un gros travail sur la voix et le corps et un dispositif approprié qui enserre le spectateur pour que la pièce atteigne la densité du fait brut, que le rôle du chœur contrebalance en favorisant la prise de conscience de l’événement.

Maison Jean Vilar (Avignon)

Malgré son intérêt et son ambition, car il est rare de lire aujourd’hui des pièces qui osent brasser, sur le mode épique et poétique, de tels sujets, en faisant vivre un aussi grand nombre de personnages, malgré ses qualités donc, nous ne pouvons pour l’instant inscrire « Apprentissage de l’Apocalypse » au répertoire du T.N.M…

La Criée (Théâtre national de Marseille)

(…) Les avis des différents lecteurs de notre groupe se sont en effet à peu près rejoints pour souligner la qualité et la richesse de la « leçon » d’histoire que propose la pièce, sa portée, sa visée proprement « pédagogique ». Le travail sur le langage, sa rigueur, son homogénéité, sa vraisemblance nous ont également séduits, ainsi que la construction proposée (…) Nous repensons au modèle théâtral que proposait Piscator en son temps. Ce modèle peut-il encore avoir un sens aujourd’hui ? Le matériau pose de vraies questions à la « mise en scène »…

Théâtre national de La Colline
Couverture "Apprentissage de l'Apocalypse" de Jean Reinert

Une page de texte

Fragment 1

P r e m i è r e   P é r i o d e

1919 – 1933

MUNICH 1919

1. Aux abords du Landtag.

Kurt Eisner, Ernst Toller, Erich Mühsam.

Toller : On a retrouvé leurs corps dans les jardins du Tiergarten. Rosa la Rouge flottait dans le canal les yeux grand ouverts sur le ciel. Liebknecht comme endormi sur un parterre de neige avec au front une fleur de sang.

Mühsam : Les officiers de la Garde les avaient amenés pour une promenade.

Toller : Avec la bénédiction de la République. La République de Novembre fait assassiner en Février ceux par qui elle fut proclamée.

Mühsam : La Révolution de Novembre est morte. Les neiges du Tiergarten en sont le linceul.

Eisner : Soyez patient, Mühsam… Toller, la Révolution n’est pas l’histoire d’un coup de fièvre par lequel l’homme se transforme soudain en ami du genre humain. La Révolution, c’est d’abord un lent cheminement, c’est la germination souterraine des idées qui, au moment favorable, éclosent en mille gerbes simultanées. Les éclats pourpres de l’Octobre russe ne doivent pas nous éblouir. Quel sera le prix de ce saut de géant pour ce peuple tout juste sorti de la servitude? L’homme libre, maître de son travail et souverain dans ses pensées ne sort pas coiffé de la cuisse d’un quelconque dieu révolutionnaire.

Mühsam : Quel sera le prix à payer pour cette nouvelle République Allemande qui prend racine dans le sang des ouvriers ?

Eisner : Il sera lourd, très lourd. Pour nous, gouvernement des Conseils de Bavière, la voie est étroite entre la révolution sociale au risque de la dictature et la démocratie formelle au risque de l’oppression capitaliste. Nous devons avancer avec la circonspection d’une avant-garde. Le pavé de la Révolution est comme celui de l’enfer : glissant de bonnes intentions.

Mühsam : C’est vrai, camarade Eisner. Mais, très près derrière nous, le vieux monde est à nos trousses.

Ils s’éloignent. Entrée d’Arco-Valley, armé.

Arco-Valley : Kurt Eisner !

Mouvement d’Eisner.

Arco-Valley : Tu hais l’Allemagne et l’Allemagne te le rend bien.

Plusieurs détonations. Kurt Eisner s’effondre.

2. Une rue

Bruit de fusillade. Deux hommes des corps francs.

1er homme : Combien vaut une balle de mauser, Franz ?

2ème homme : Douze pfennig.

1er homme : Combien vaut la vie d’un spartakiste ?

2ème homme : Douze pfennig.

Rires. Ils sortent.

3. Maison d’arrêt.

Des prisonniers. Toller, Mühsam.

Les prisonniers :

Nous sommes rentrés du champ de bataille

En nous la volonté d’anéantir la guerre Sous nos pas

l’Empire sombrait

C’étaient ses maréchaux les vaincus Nous les vainqueurs

C’étaient ses marchands de canons les vaincus Nous les vainqueurs

Nous disions Aujourd’hui ce monde-là n’a plus cours

Il a fini dans les décombres du champ de bataille

Nous qui avions vécu l’immense tuerie nous disions

L’homme a le dos au mur Il doit réinventer

un mode et un usage pour Agir Œuvrer Obéir Ordonner

Ou bien Choir dans la barbarie

Seulement trop de discordes dans les Idées Nouvelles

ont remis en mouvement les vieilles habitudes

Au nom de la République les officiers d’Empire

ont repris du service pour nous mater

Et aussi ses juges

Pour nous juger

Toller : Que valent nos vies à présent ? Après la grande tuerie de la guerre le sens de notre survie était l’avènement d’un monde qui en serait à jamais libéré. Aujourd’hui qu’est mort l’espoir sous la mitraille, que valent nos vies ?

Mühsam : Nos juges font leurs comptes. Ils font les comptes du pacifiste Toller et de l’anarchiste Mühsam, les juges d’Empire. Ils ont pardonné au tueur d’Eisner, le comte Arco-Valley, qui a reçu sa grâce en souriant, ils ont fait fusiller le bolchévique Léviné, qui a reçu la mort en souriant. Mais nous qui méconnaissons les relations mondaines et le sens de l’Histoire, c’est sans sourire que nous attendons la sentence de nos juges.

4. Une taverne.

Soldats des corps francs. Entrée du caporal Hitler. Il porte des lunettes fumées et s’aide d’une canne.

1er soldat : Voilà l’aveugle. Il va nous faire un discours.

2ème soldat : Un gâteau viennois pour un discours, caporal!

3ème soldat : Faites-lui place en bout de table. Qu’il puisse parler.

2ème soldat, passant un casque : Pour la pâtisserie du caporal, faites passer !

4ème soldat : Pour le caporal !

1er soldat : Silence, il va parler.

Hitler, il parle avec un accent autrichien prononcé : Nous sommes soldats, vous et moi, n’est-ce pas? Nous sommes soldats ! Cet uniforme, nous le portons avec fierté.

Approbation bruyante dans l’auditoire.

Il paraît que nous avons perdu la guerre. Avez-vous perdu la guerre ? Avons-nous perdu la guerre ? Nous n’avons rien perdu du tout. Nous n’avons rien perdu !

Rires.

Nous avons été poignardés dans le dos !

Silence.

Pendant que nous nous battions pour notre patrie, les juifs, les bolchéviques s’agitaient dans l’ombre. Le champ était libre, ils ont pu s’emparer de l’Etat et négocier avec le Français une paix honteuse ! Savez-vous ! Le bolchévique est plus tenace à trahir sa patrie que la hyène à s’accrocher à une carcasse ! La grande et belle Allemagne est profanée dans cette République Juive Marxiste. Mais nous sommes de retour, mes camarades! La grande et belle Allemagne a les yeux sur nous, dans une prière muette ! Du fond de notre malheur nous ferons de grandes choses, mes camarades !

Exclamations, bravos, rires, toasts à l’Allemagne, « Deutschland über alles ». L’excitation s’apaise.

Hitler : Je veux ma pâtisserie.

Rires, cris :  » Un Apfelkuchen ! « ,  » Avec le seau de crème ! « 

On apporte à Hitler une pâtisserie, l’agitation se calme. Les soldats le regardent manger.

5. Bureau du général Ludendorff.

Ludendorff, Hitler au garde-à-vous.

Ludendorff : Repos Caporal. Le capitaine Mayr m’a parlé de vous. Il y a de bonnes idées dans la tête du caporal Hitler. Des idées qu’on aimerait savoir solidement établies dans les jeunes têtes allemandes. Il faut que vous ayez les moyens de vos convictions, Hitler. Car si les Rouges ont été matés par la force de l’épée, le combat n’est pas fini. Il a seulement changé de forme. La propagande bolchévique s’étale partout, communistes et socialistes battent le pavé à la moindre occasion et leurs surenchères marxistes occupent toute la scène… Hitler ! Ce sont des hommes comme vous qu’il nous faut pour faire entendre la voix de l’Allemagne véritable. C’est par des hommes comme vous que nous ferons rentrer dans le rang ce peuple désemparé. Je compte sur vous, caporal !

(…)

Fragment 2

BERLIN  1933

Premier Mouvement

1. Chez les Goebbels

Goebbels, Roehm.

   Goebbels :   Les degrés du pouvoir semblaient un rêve en fuite et aujourd’hui nous les gravissons d’un pas alerte. Hitler et Goering sont reçus par le Maréchal. Nous avons la Chancellerie, le Ministère de l’Intérieur et la police de Prusse.

   Roehm :   En ce moment même dans Berlin la Rouge avance un fleuve de feu. Ce sont mes hommes. Ils défilent depuis la Porte de Brandebourg jusqu’à la Wilhelmstrasse. Chacun d’eux dans sa main lève une torche, l’autre est posée sur la crosse du revolver. Demain le grand nettoyage va commencer.

   Goebbels :   Les rouges n’auront jamais autant mérité leur nom de rouge que dans un linceul de sang. Pourtant la lutte promet d’être rude. Les citadelles ouvrières se dressent comme un défi à notre pouvoir.

   Roehm :   Quatre cent mille S.A. marchent dans nos pas. Je n’en avais pas tant en Bolivie : pour mater un peuple, dix mille hommes suffisent. Nous savons le pouvoir du petit nombre sur le grand nombre.

   Goebbels :   Son nom ?

   Roehm :   L’Organisation.

   Goebbels :   Son arme ?

   Roehm :   La Terreur.

   Goebbels :   Nous savons encore le pouvoir de quelques-uns uns sur toute la masse.

   Roehm :   Son nom ?

   Goebbels :   La Propagande.

   Ils rient.

   Magda Goebbels, annonçant :   Le Chancelier Hitler !

Roehm et Goebbels vont à la rencontre de Hitler. Solennelles poignées de mains… L’action se prolonge pendant le chœur (III) : entrée d’Eva Braun, de Goering avec sa femme, du photographe Hoffmann et de sa fille. Magda Goebbels propose une pâtisserie ornée avec la svastika à l’admiration d’Hitler. Champagne ( eau minérale pour Hitler ). Toasts…

Hitler conduit Eva Braun dans une valse sautillante. D’autres couples dansent.

2. Chœur III

      Etranges vainqueurs d’une victoire sans combat

      Etranges vainqueurs qu’un vieillard  Craignant pour ses prébendes

      a placés au faîte du pouvoir

      La lutte n’aura pas lieu

      Grève Générale ! ont clamé les communistes  Que chacun

      se dirige sur son lieu de travail  Comme à un poste de combat !

      Les partis démocratiques ne le veulent pas

      Refusant d’échanger le risque des extrêmes

       » Nous ne sauverons pas la République

      en acceptant le concours d’ennemis de la République ! « 

      Quelles sont alors vos armes Contre l’hydre

     qui dresse sa tête jusqu’au faîte du Reich ?

      La patience et la modération  – disent-ils

      Modérées elles le sont  Ces foules

     qui se rendent au travail  Patientes

      ces files qui piétinent pour la soupe populaire !

      Les visages  Figés par le froid de l’hiver

      s’inquiètent des airs vainqueurs

      A l’improviste  l’obédience nazie Zèbre la boutonnière

      d’un voisin  d’un collègue  d’un compagnon de bar

      Des connivences subtiles se font jour

      en sourires mal assurés et politesses crispées

      Les S.A. promènent  bruyamment leur nouvelle arrogance

      Des coups de feu claquent du côté de Kreutzberg

      Que se passe-t-il au juste ?

      Berlin murmure 

      On ne comprend pas  Des journaux s’absentent

      deux ou trois jours des devantures

      Tandis qu’à la radio on est las de la politique

      Rien n’est dit  Qui annonce le pire

      Mais les signes de l’alerte s’accumulent

      Ceux qui ont leurs convictions chevillées au corps

      Savent qu’il faudra choisir

      la renonciation de soi-même ou une lutte inégale

      Il en est qui mesurent la distance à la frontière

      D’autres 

     Liés par les chaînes du travail ou des solidarités 

      scrutent sur les visages anonymes

      les chances possibles du combat

3. Chez les Goebbels, Hitler et son assistance.

   Hitler :   Nous avons dit et répété que le pouvoir national-socialiste ne serait pas un pouvoir de même nature que les autres. Hé bien non, ce n’est pas un pouvoir de même nature que les autres. Il ne s’agit pas pour nous que ce gouvernement seulement soit national-socialiste. Il s’agit que l’Etat soit national-socialiste, que le Reich soit national-socialiste, il s’agit que toute la société soit nationale-socialiste, depuis la fillette aux nattes blondes jusqu’au savant dans son laboratoire, depuis le capitaine d’industrie jusqu’au plus humble des ouvriers. Quand toutes les pensées de ce pays vibreront à l’unisson des nôtres, nous pourrons dire : nous avons accompli la plus grande part de notre tâche ! Car alors la supériorité naturelle de notre peuple pourra suivre librement son cours. Abattre la France enjuivée et nègrifiée : un simple exercice ! Faire détaler le slave qui accomplit dans le marxisme sa vocation de brute : une promenade qui nous ouvrira pour l’éternité les immenses territoires de l’Est ! Oui, mes amis, quand tous les cœurs de ce pays battront à l’unisson du nôtre, il n’y aura pas de frein à l’accomplissement de son destin millénaire. Cependant, pour atteindre à cette oeuvre grandiose, il faut l’extermination de l’adversaire marxiste et l’extirpation de toute juiverie. C’en est à la fois le préalable et le moyen. Car c’est dans la conduite implacable de cette tâche de salubrité que se purifiera l’âme allemande de toutes les saletés judéo-humanistes. Demain, par toute l’Allemagne, ce simple choix : être avec nous, ou ennemi de l’Allemagne, être avec le glaive ou sous le glaive. C’est dans le sang de son ennemi intérieur que se forgera le cœur conquérant d’une Allemagne dominatrice.

   « Sieg Heil » enthousiaste de la petite assistance.

Second Mouvement

1. Des ouvriers

   – Les S.A. sèment la terreur à Kreutzberg. Ils forcent les portes des communistes, on se bat au revolver dans les escaliers, les couloirs. La police vient ramasser les morts.

   – Pour l’instant les communistes, après ce sera nous. Que font les chefs de notre parti ?

2. Des S.A.

   -Tiens, le bleu, enfile ça. Et tiens-toi prêt pour la prochaine virée, nous on file au bunker…

  – C’est quoi le bunker ?

   – C’est quelque chose dans le genre : salle de culture physique.

   Rires.

   – C’est pas là qu’on emmène les prisonniers ?

   – Motus, jeune homme, on ne parle pas de ce qu’on connaît pas.

3. Des ouvriers

   – Les S.A. ont pendu le vieux syndicaliste Schmaus devant sa maison.

   – Monsieur Schmaus ! Il faut prévenir son fils, lui aussi ils vont le tuer.

   – Ils en ont emmené d’autres, je n’ai pu savoir qui. On entendait leurs cris comme filaient les camions…

4. Des S.A.

   – Ma chemise est pleine de sang.

   – Il s’est mis à saigner comme un cochon. Juste eu le temps de me reculer.

   – Ils veulent pas me l’échanger aux fournitures.

   – Trop de recrues en ce moment.

   – La tête de ma femme si je lui donne ça à laver.

   – Il faudra qu’elle s’habitue.

5. Goering,  au téléphone

    Mon cher collègue, croyez bien que nous sommes conscients du problème que vous soulevez. Ne craignons pas de le dire, les S.A. et les SS agissent en dehors de toute légalité. Chacune de leurs actions est une exaction, chaque marxiste qu’ils tuent est victime d’un meurtre. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les S.A. et les SS ne font pas partie de la police. Si les S.A. et les SS étaient intégrés à la police, ils agiraient alors de leur plein droit, chacune de leurs actions serait une opération de maintien de l’ordre, chaque marxiste tué serait un cas de légitime défense. Vous voyez, mon cher Gürtner, nous nous sommes préoccupés de ce problème, tout va très vite rentrer dans la légalité. Il y a actuellement sur le bureau du Président du Reich un décret de notre Chancelier qui ordonne que la S.A. et la SS soient intégrées à la police…

    Non, Monsieur, les effectifs de la police ne sont pas suffisants, nous avons dû nous séparer d’un certain nombre de personnes qui n’avaient aucune disposition pour le maintien de l’ordre…

    Que dites-vous ? Les arrestations doivent répondre à une instruction judiciaire ? Mais, cher Monsieur Gürtner, c’est à vous de régler cette question, non ? Vous êtes le Ministre de la Justice, après tout !

6. Des passants

   – Que se passe-t-il ?

   – Les pompiers ont repêché des corps dans la Spree.

   – Des gens qui se sont noyés ?

   – C’est ça, des noyés qui se sont défoncé le crâne en tombant dans l’eau.

7. Goering, Goebbels, Roehm, Diels, Himmler.

   Goering :   Nous sommes prêts. Les fichiers de la police étaient bien tenus, Himmler a ses propres listes, on peut tous les cueillir à domicile. Qu’on m’en donne l’ordre, en une nuit, je les arrête tous.

   Diels :   Pour une opération de cette ampleur, il faudrait un prétexte justifiant de sa légalité.

   Goering :  Vous raisonnez en vieux fonctionnaire, Diels. Dorénavant, la légalité, c’est nous !

   Goebbels :   Diels a raison, mon cher Goering. Les ennemis des communistes ne sont pas forcément nos amis.

   Goering :   Autant débusquer d’un coup tous les lapins du terrier.

    Goebbels :   Un peu de réalisme, Goering ! Toutes les forces politiques de ce pays peuvent encore se dresser d’un même élan contre nous. La Reichwehr elle-même ne nous est pas acquise. Non, il faut mettre l’opinion en état de choc, créer l’évènement qui fasse des Rouges l’ennemi absolu.

   Diels :   Par exemple ?

   Goebbels :   Cherchez un forfait monstrueux…

   Roehm :   L’assassinat du Maréchal-Président !

   Goebbels :   Oui. Ou l’incendie des édifices publics, le Palais présidentiel, le Reichstag…

   Goering :   Qui croira qu’aujourd’hui les communistes se soucient d’éliminer le Maréchal ?  Quant au Reichstag, s’il brûle, c’est nous qu’on accusera en premier lieu !

   Goebbels :   Un mensonge répété avec véhémence devient une vérité, mon cher Goering. Surtout quand personne ne vient le contredire. Mais ici l’important n’est pas tant de faire croire que de stupéfier. Que le Reichstag brûle et chacun dans ce pays comprendra que ce brasier est l’avènement de notre loi. Certes nous en accuserons les communistes ! Qui réfutera nos preuves ? Elles donneront à tous ceux qui affichent la bonne conscience comme un signe d’honorabilité de bonnes raisons de ne rien dire, de ne rien faire : nous pourrons massacrer dans la sérénité ! Et tant mieux s’il vient sur le tard à nos humanistes rose et blanc des remords silencieux, des sanglots étouffés. Ces regrets-là sont de ceux qui rendent hommage au parti de la force, ils appellent à la prudence, ils sont le prélude de la résignation. Et tous nos beaux donneurs de leçon n’auront plus la force de se lever quand il nous les faudra à genoux!

Troisième Mouvement

1. Noctambules sur le Kurfürstendamm

   Les noctambules

Venez voir, les amis, une aube en plein minuit… Sortez le nez de vos verres, Messieurs Dames ! Le Grand Sobre Grand    Faiseur de miracles avait promis un prompt réveil pour l’Allemagne : hé bien le jour se lève sur Berlin à minuit !

   Le chœur

   Nous savons ce qu’est Cette lumière sur la ville :

   Le Reichstag est en flammes  Des flammes

   de cent mètres de haut !  Comme si les espérances

   déçues qu’il a accumulées étaient combustibles

   Pourtant  Ce ne sont pas

   les espoirs frustrés de la démocratie

   qui s’enflamment ce soir  Mais

   la dernière enceinte contre la dictature !

   Les noctambules

S’il en est ainsi que vous le dites, ne rentrez pas chez vous ce soir, les amis. Vos paroles sont encore vibrantes  qui les   accablent sans détour. Ils vous haïssent.

   Le chœur

   Il en est ainsi

   Ce brasier qui crépite dans le ciel de Berlin

   est le signal de la curée

   Les assassins sont en marche au pas cadencé

   Mille victimes gisent endormies  Certaines

   d’un sommeil paisible  D’autres

   agités de rêves sinistres

   Les assassins sont en marche  Qui vont

   assaillir leur porte à coups de boutoir

   Les noctambules

Vous nous avez fait trembler, ou rire, sur leur compte, ils vous haïssent. Téléphonez à un ami, allez rejoindre une vieille   connaissance, cherchez dans votre carnet d’adresse une liaison anodine : ne rentrez pas chez vous ce soir.

   Le chœur

   Notre unique arme : la force de la parole

   Que vaut-elle si elle craint

   la force brutale ?

   Mühsam      

   Nous en connaissons certains

   qui attendent dans la nuit.

   Dans leur veston, pas de passeport.

   Pas même l’argent pour gagner la frontière.

   Karl von Ossietsky      

   Devons-nous nous enfuir ?

   Notre pays est l’Allemagne.

   Ce pays est malade.

   Le peuple de ce pays est malade.

   On ne soignera pas cette maladie

   en s’enfuyant.

   Les noctambules       

Demain il sera trop tard. Prenez le train pour Prague, Zurich, Paris, Amsterdam. Ne laissez pas aux Barbares la Voix de   l’Allemagne. Vos noms sont connus, vous serez ses porte-voix.

2. Aux abords du Reichstag

Des curieux, illuminés par les flammes :

   – Le Führer arrive.

   – C’est la voiture du Chancelier Hitler.

Précédé de correspondants de presse, Hitler s’approche avec Goebbels et Roehm.

Hitler, aux correspondants :   Les criminels sont connus. Notre police ne reste pas les bras croisés. Croyez-moi, plus rien n’empêchera notre poing de fer d’écraser les communistes.

Ils regardent l’incendie.

Hitler, aux correspondants :   Messieurs, vous êtes les témoins d’un évènement tel qu’il n’en est pas plus d’un dans chaque siècle. Dites dans vos pays respectifs que vous avez assisté à l’aube d’une ère nouvelle, celle qui consacrera l’Allemagne à sa juste place dans le concert des Nations.

Quatrième Mouvement

1. Sur la Vosstrasse, devant la caserne S.A..

Dans une aube grise, bruit d’une rue déjà animée. Sur un balcon de la caserne S.A. de la Vosstrasse, l’acteur Hans Otto. Il se penche vers les bruits de la rue, s’immobilise un instant, laisse tomber son imperméable. En bas : une exclamation puis le silence.

   Hans Otto :   Passants, gens de Berlin, je sais qu’il est l’heure où chacun se rend à son travail. Pourtant je vous demande de vous arrêter et de m’écouter un court, un très court instant. Retenez bien ces paroles, ce sont mes dernières paroles, répétez-les à votre épouse, à votre époux, à vos amis, à vos enfants, qui eux-mêmes les répéteront à leurs amis et à leurs fils. Je suis l’acteur Hans Otto et peut-être parmi vous certains qui fréquentent le théâtre m’ont connu sous l’habit d’Egmont, du prince de Hombourg ou de Don Carlos. Ce matin je ne joue pas, cette tirade n’est pas un rôle. J’ai été arrêté hier soir par les S.A. qui m’ont traîné dans cette caserne. Ce que j’y ai vu est bien ce que je craignais, ce que chacun craint de savoir. Dans ce repère de bourreaux, j’ai retrouvé des hommes, des connaissances, des familiers arrêtés depuis peu, je n’ai pas reconnu leur visage. Je sais leur nom mais ils n’ont plus de regard, plus de voix. On les leur a arrachés. Passant, ce que je veux te dire, c’est que l’assassin qui fait de toi le témoin impuissant de son crime te vole ton âme. Tu désires vivre tranquille, loin de la fureur des évènements, mais le bourreau qui accomplit devant toi ses forfaits t’engage pour ou contre lui. Oh oui, cette complicité, il te l’extorque. Mais si tu demeures passif, de toi déjà il fait sa chose…   A l’insu des tortionnaires je me suis réfugié sur ce balcon. A présent mon esclandre m’a découvert et ils s’acharnent contre la porte. Sur la scène j’ai souvent incarné des combattants de la liberté. Aujourd’hui encore je veux vivre et mourir libre. Ils sont là qui s’approchent et pourtant ne peuvent rien ! Ils ne peuvent rien contre l’envol du mot liberté !

Hans Otto se lance dans le vide. Des S.A. font irruption sur le balcon.

Fragment 3

S e c o n d e   P é r i o d e

1933 – 1941

L’action se passe à Paris, Berlin, Moscou et d’autres lieux d’Europe.

CHOEUR V

Qui ne dit mot  Consent

Un peuple atone : c’est le nôtre 

masse apathique que les manœuvriers nazis

exercent à la docilité

Depuis un an le Grand Imprécateur

s’est rendu maître de l’Allemagne

Une à une les barrières contenant son pouvoir 

Ont cédé

Les hommes dont la politique étaient la carrière

adroits en combinaisons  et subtils en intrigues

Face au véritable défi  Se sont dérobés

Et nous assistons aujourd’hui

à l’incroyable succès apologétique de la Brute

Une logique infernale est en marche qui nourrit

en ennemis sans cesse renouvelés

la machine de l’oppression  Cependant

les maîtres de forge affichent leur satisfaction

et les ouvriers travaillent : ils fabriquent des armes !

Pourtant  Nous savons

la faiblesse de ce pouvoir 

Qui s’affirme dans la brutalité

Il a suffi qu’un homme  Seul   Se dresse

face à lui dans l’attention des peuples libres

pour qu’il tremble

Dimitrov  Que les nazis jugeaient pour l’incendie du Reichstag

d’accusé  S’est fait accusateur

remontant la piste des incendiaires jusque sous la botte des S.A.

Et il a franchi  en vainqueur les portes de sa geôle

Nous savons la faiblesse d’un pouvoir  Qui bâtit

tout d’une masse sur le limon de la peur et de la résignation

Mais nous savons aussi sa faculté unique

à souder l’homme à la masse

Et qu’à présent aucune force ne peut l’atteindre de l’intérieur

La partie se joue désormais sur l’échiquier des Nations

Nous  Les proscrits  Qui avons fait nos demeures

des Capitales d’Europe

nous y entrons de toutes nos forces  Sapant

les images d’airain de la propagande nazie

Nous opposons les mots de la réalité aux falsificateurs 

Qui appellent : Vérité l’incantation 

Force la brutalité  Honneur la soumission

Notre lutte n’est pas vaine qui suscite leur ire

Ils nous diffament  Menacent nos vies

Et brûlent nos œuvres sur les places d’Allemagne

Mais les flammes qui les consument

sont moins vives  Que notre volonté de faire face !

Tout ce qui leur est dommage

nous est espoir !

Tout ce qui leur nuit nous est profit !

La partie se joue désormais

sur l’échiquier des Nations

Nous n’en sommes que des pièces infimes

Mais nous savons qu’au bout de cette lutte

Leur victoire Aurait le nom de notre avilissement :

                                              La Guerre !

PARIS – BERLIN

(Paris, Genève, Berlin, Marseille, 1934.)

PARIS

Présidence du Conseil.

Gaston Doumergue, Louis Barthou, Edouard Herriot, Pierre-Etienne Flandin, Pierre Cot.

Barthou :    Ecoutez ceci,  mon cher Doumergue…   

Il lit :     » L’ennemi mortel,  l’ennemi  impitoyable du peuple allemand,  c’est la  France.  Peu importe  qui  a gouverné ou qui gouvernera la France,  que ce  soient  les Bourbons  ou  les Jacobins,  Napoléon ou  les  démocrates  bourgeois,  les républicains,  les cléricaux  ou les bolcheviques,  la France est et reste l’ennemi que nous avons le plus à craindre. « 

…Voilà qui est clair, n’est-ce pas ? Et encore ceci :

 » C’est à l’est, par l’acquisition de l’espace et de la glèbe nécessaire à notre peuple que se trouve l’avenir de l’Allemagne.  Mais comme il faut en avoir la force et que l’ennemi mortel de notre pays,  la France, reste à l’affût de notre défaillance, il est nécessaire de se donner les moyens de son anéantissement. « …

Rien moins que cela :  l’anéantissement de la France !  Voyez-vous, mon cher Doumergue,  l’homme qui a écrit ces lignes, ce grand ami du  peuple français, est aujourd’hui Chancelier du Reich allemand. Nous ne devons jamais perdre ce point de vue.

A Herriot :   Vous  connaissez la Russie des Soviets,  Herriot.  On  parle beaucoup  des  succès de son  industrialisation. Est-ce aujourd’hui une puissance militaire qui compte ?

Herriot :    Nos généraux ont des préjugés sur les Russes.  Il faudra leur donner  l’occasion d’aller se rendre compte par eux-mêmes.  Quand j’ai  vu évoluer  leurs blindés,  je me suis dit qu’il faudrait un Maréchal Toukatchevski pour la France. Et demandez à notre jeune collègue Pierre Cot, qui en revient, ce qu’il pense de l’aviation russe. Il enrage de  voir les avionneurs  français, qui  fabriquent les meilleurs prototypes du  monde, incapables  de produire en série.  Eux,  ils sortent les Iliouchine à  la chaîne !

Acquiescement de Pierre Cot.

Flandin  :    Songez-vous sérieusement à une alliance militaire avec  les Soviets, Monsieur Barthou ?

Barthou :    Pour briser l’encerclement du Saint-Empire,  François Ier n’a pas hésité à s’allier au Grand Turc. Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes, mon cher Flandin.

Doumergue  :    Je  doute  que  nos amis et alliés  britanniques  voient  ce rapprochement d’un oeil favorable.

Barthou :    Nos amis et alliés britanniques ne semblent guère s’inquiéter du  réarmement de l’Allemagne. Nous avons payé trop cher notre dernière victoire  pour que les mesures de notre sécurité soient suspendues à  leur satisfecit.

 Herriot :   Tous nos alliés de l’est sont adossés au géant russe. Il faut en tenir compte.   Personnellement, je crois en la sincérité des Soviétiques.

Barthou :  Qu’est-ce qui garantit la sincérité d’un allié?  Son  intérêt propre. Le rapprochement avec les Russes est inéluctable et ce n’est  ni vous, ni moi, ni le commissaire du Peuple Litvinov qui en sommes le principe  moteur, c’est Monsieur Hitler.  Monsieur Hitler a cet  avantage d’avoir donné un aperçu de ses intentions profondes. Je ne m’interroge pas sur  la sincérité des Russes, mon cher Herriot, mais plutôt sur ce que valent leurs armes!

GENEVE.  PALAIS DES NATIONS  1934.

Edouard Herriot, Maxime Litvinov, Louis Barthou :

Herriot :   Je suis heureux de voir, Monsieur le Commissaire Litvinov, que vous ne négligez pas la France.

Litvinov :    Je viens à Genève la courtiser,  Monsieur Herriot.  Je vais vous expliquer pourquoi.  Il y a à la Chancellerie du Reich un homme qui a juré une lutte à mort avec les communistes, les juifs, les Français et les Russes.  Je suis communiste,  juif et Russe.  Avec qui selon vous  dois-je rechercher alliance ?

Barthou  :    Je vois, Monsieur Litvinov, qu’on peut s’opposer sur l’idéologie, mais partager les même lectures.

Litvinov :    Tout semble séparer nos deux pays. Mais ce qui les rapproche est  peut-être plus fort que ce qui les sépare :  le désir commun que nous avons de la paix.

Barthou  :    Il y a entre nos deux pays un fleuve sujet à des débordements. Chacun  de notre côté,  nous devons construire la digue qui permettra de le canaliser.

(…)