Texte intégral
« Le Don J. » a été écrit en 1991 et créé au Théâtre du Hangar à Montpellier par Jacques Bioulès en 2008. Il est édité aux Éditions espaces 34 (Montpellier-2008).
La présente version de 2021 réactualise certains termes de l’ère numérique.
Personnages
Don Juan
Anna
Le Commandeur
La petite fille
Sganarelle
L’Amante
Ombrella
Et aussi :
L’Amant, Invités, Photographes, le Pauvre, Deux hommes, la Danseuse de corde, l’Hercule, les Servants.
L’action se développe en cinq variations.
I – Don Juan
Divers lieux, privés ou publics, de la ville.
1 Ebats d’un couple dans la pénombre : Don Juan et Anna.
Respirations haletantes, gémissements. Dans le clair-obscur, un être observe : un cyborg, mi-homme, mi robot, le Commandeur.
Il s’approche des amants. Don Juan se détache de l’étreinte d’Anna. Un temps après lequel il distingue le Commandeur. Il s’enfuit.
Anna : Ce n’est rien, père. Ce n’est que Don Juan, mon amoureux d’une nuit.
2 Devant le miroir : Anna se maquille. La petite fille.
La petite fille : Tu l’aimes, ça se voit que tu l’aimes.
Anna : Je m’en moque.
La petite fille : Tant mieux. Elles sont aussi nombreuses que tes soupirs celles qu’il a déjà aimées.
3 Sganarelle, la petite fille.
La petite fille : C’est une invitation pour Don Juan.
Sganarelle : Je ne suis pas Don Juan. Mon nom est Sganarelle.
La petite fille : Cela n’a pas d’importance.
Elle lui donne l’invitation et elle sort.
4 Devant le miroir : Don Juan étudie sa mise. Sganarelle le regarde.
Don Juan : Anna m’invite pour ses fiançailles. Le fiancé, c’est moi.
5 Un Atrium. Le Commandeur, Anna, Don Juan.
Le Commandeur : Je vous donnerai un palais et des statues. Je vous donnerai des clairs de lune. Je vous donnerai le vol d’une fusée dans l’azur. Je vous donnerai un salon de velours dans une île déserte. Je vous donnerai des animaux réels et des oiseaux imaginaires. Je vous donnerai des aventures vraies et des périls fictifs. Le monde autour de vous sera familier et étrange, il sera une féerie peuplée de figurants qui donneront la réplique aux rôles de votre choix. Je peux tout pour vous. La seule chose que je ne puisse pas, c’est désirer à votre place.
6 La nuit, en haut d’un escalier : la petite fille, Don Juan.
La petite fille : Tu te sauves comme un voleur. C’est normal, tu te sauves avec son cœur. Que lui laisses-tu en échange ?
Don Juan : Des perles plus limpides que ses diamants : ses larmes.
7 Au milieu de l’escalier : le Commandeur barre le passage à Don Juan.
Le Commandeur : C’est ici que tu es libre et au delà que tu es captif, Don Juan. Au delà : un labyrinthe sans issue. C’est ici que la vie reste sans limites.
Don Juan le bouscule et s’enfuit. Chute métallique du Commandeur sur les degrés.
8 Un parc. Deux amants qui s’embrassent. Don Juan et Sganarelle les regardent.
Sganarelle : Ils ont une femme, puis une voiture et une assurance vie, ils sont heureux. Moi je n’ai rien de tout cela, je ne suis pas heureux.
Don Juan : Tu n’es pas heureux, Sganarelle ?
9 Don Juan, l’Amante.
Don Juan : Comment êtes-vous si rayonnante ?
L’Amante : Je sais l’impatience de celui que j’aime.
Don Juan : C’est donc l’assurance de l’amour qui vous rend si séduisante !
L’Amante : Qu’importe. Si c’est pour mon aimé que je suis belle !
Don Juan : C’est de ce qui vous rend si belle et si séduisante aux yeux des hommes que vous êtes amoureuse.
10 Don Juan, Sganarelle :
Sganarelle : Ils ont une voiture, une femme et une assurance vie, ils sont heureux. Moi je n’ai rien de tout cela, je suis très malheureux.
Don Juan : Cette voiture qui passe là-bas, c’est la tienne.
Sganarelle : La mienne ! La mienne ? Un homme la conduit !
Don Juan : Oui, un homme la conduit.
Sganarelle : Au voleur !
Don Juan : Non, il te sert.
Sganarelle : Il me sert ?
Don Juan : Oui, il te sert. Il fait tourner la grande roue du monde pour toi.
Sganarelle : Ah !… Et cette fille qui vient vers nous, est-elle aussi à moi ?
Entrée de l’Amante. Elle s’approche.
Don Juan : Non, elle est mon amour.
Don Juan va vers elle. Il lui fait un baisemain puis il la prend vivement dans ses bras. Elle se laisse embrasser, longuement.
11 Sganarelle, la petite fille :
Sganarelle : Ils sont heureux de ce qu’ils ont. Moi, je suis malheureux de ce que je n’ai pas.
La petite fille : N’es-tu pas heureux de ce que tu as ?
Sganarelle : Je suis heureux de ce que j’ai, mais malheureux de ce que je n’ai pas.
La petite fille : Alors tes bonheurs équilibrent tes malheurs. C’est ce qu’on appelle être plutôt heureux.
Sganarelle : Ils ne les équilibrent pas du tout, car ce que j’ai, est infime auprès de ce que je n’ai pas. Je suis très malheureux.
12 Un lieu public : l’Amante, Don Juan, Sganarelle.
L’Amante : Don Juan !…
Don Juan l’évite.
L’Amante : Don Juan !
Don Juan disparaît.
Sganarelle : Il ne vous a pas reconnue…
L’Amante : S’il ne m’avait pas reconnue, il m’aurait abordée. Comme la première fois où il ne me connaissait pas. Il m’a reconnue et c’est bien que tout est fini.
13 Un studio de publicité. Séance de poses : Ombrella est resplendissante sous les projecteurs.
Don Juan et Sganarelle en spectateurs.
14 Don Juan, Ombrella :
Ombrella : C’est moi qui choisis mes amants, non eux qui me choisissent.
Don Juan : Tu ne connais pas la flamme qui te brûlera.
Ombrella : C’est toi ?
Don Juan : C’est moi.
Elle rit, il la suit.
15 Don Juan, Ombrella :
Ombrella : Ce que tu veux, Don Juan, je ne le veux pas.
Don Juan : Pourquoi ?
Ombrella :Des milles regards posés sur moi, qu’est-ce qui distingue le tien ?
Don Juan : Qu’es-tu, Ombrella ? Qu’est ton corps si ma passion ne l’illumine pas ? Une enveloppe vide, un emballage pour ce qui demain nourrira les poubelles…
Ombrella se détourne avec humeur.
16 Ombrella, les bras autour du cou de Don Juan.
Ombrella : J’étais vide, j’étais malheureuse et je ne le savais pas. Tu es venu, tu as habité mon corps et maintenant je suis heureuse. Si tu repars, je mourrai.
17 Don Juan, Sganarelle :
Don Juan : Va trouver Ombrella. Dis-lui que des affaires m’appellent au loin. Rends-moi ce service, Sganarelle.
18 Sganarelle.
Sganarelle : Je vis ma vie à la place passager et celui qui conduit, c’est Don Juan. Pourquoi est-ce que je vis ma vie ainsi ? Suis-je trop paresseux pour me conduire moi-même ? Je n’ai rien à gagner auprès de lui à part l’oubli de ma paresse.
19 Don Juan, la petite fille :
Don Juan : Plus d’une fois je te trouve dans mes jambes.
La petite fille : Nous sommes nés le même jour à la même heure.
Don Juan : Trop jeune pour accepter son âge…
La petite fille : Ne sais-tu pas que l’enfance est éternelle ?
Don Juan : Si elle l’est, c’est par refus de vivre.
La petite fille : On ne vit pas que par le corps, on vit aussi par la pensée.
Don Juan : Refus du sang entre tes jambes qui ferait de toi une femme !
La petite fille : L’enfance est éternelle mais la maturité est brève et la jouissance fugitive. Combien de temps te reste-t-il, Don Juan ?
II – Sganarelle
« En scène » comme sur des tréteaux.
Sganarelle : Je vais vous raconter l’histoire de Don Juan. Pourquoi l’histoire de Don Juan ? Pourquoi pas la mienne ? Bien sûr je préférerais vous raconter mon histoire mais c’est celle de Don Juan que je vais raconter. C’est à dire que je ne vais pas faire ce qui me plairait le plus – raconter mon histoire, je vais faire ce qui convient. Car ce qui intéresse les gens, ce n’est pas mon histoire, c’est celle de Don Juan. Mon mariage par exemple. Mon mariage les gens s’en foutent. Je ne me suis pas marié trente-six fois, je me suis marié une fois, une seule. Eh bien, de ce mariage unique, les gens s’en foutent. Et ma première voiture… la rouge… les gens s’en foutent de ma première voiture… la rouge. De la seconde aussi, du reste. Je pourrais avoir cinquante bagnoles, ils s’en foutraient toujours, les gens. De mon premier enfant ils s’en foutent. De mon second également. De mon second, ils s’en foutent comme de leur première chemise. Quel rapport y a-t-il entre leur première chemise et mon second enfant ? Aucun. Hé bien ils s’en foutent tout de même, les gens. De mon petit dernier ils s’en foutent. Pourtant mon petit dernier…
Il prend son portefeuille, en sort une photo, la montre à la cantonade.
Est-ce parce que c’est le dernier ? Est-ce parce qu’il est si petit ?…
Il l’embrasse…
Mon petit dernier les gens s’en foutent.
Il range la photo, il range son portefeuille.
Ce qui intéresse les gens, c’est l’histoire de Don Juan, pas la mienne. Il y a une raison à cela. Une petite raison, mais une raison tout de même. C’est que moi je suis héroïquement banal alors que Don Juan est banalement héroïque. C’est tout simplement ça. Prenons cette histoire avec le Commandeur. Le Commandeur a une fille, trois châteaux, dix banques, cent hélicoptères, cent mille hectares de terre, une flotte de commerce, une flotte de guerre. Le Commandeur, c’est un gros numéro avec tout plein de chiffres serrés les uns contre les autres à l’intérieur. Don Juan est à un chiffre : un zéro. Mais un zéro qui peut se multiplier cent fois par lui-même, ou mille fois, ou un million de fois. Le Commandeur s’aperçoit que dans son gros numéro, les zéros se mettent à proliférer partout. Ça n’a l’air de rien ces zéros qui se mettent à proliférer partout mais dans un gros numéro ça a vite fait du dégât. Le Commandeur a la migraine, le gros ordinateur qu’il a dans la tête s’emballe, il explose. C’est pourquoi le Commandeur le considère comme une maladie, Don Juan. Un virus qu’il faut absolument éliminer. Don Juan fait la causette avec les dames, le Commandeur est derrière le paravent avec un lance-flammes, prêt à l’incinérer. Don Juan se donne des airs, fait le beau, plastronne, il est inconscient. Il est banalement héroïque. Moi, je suis héroïquement banal. Je suis héroïquement banal parce que je sais que la vie, la vie en général et la mienne en particulier, la vie est en perpétuel danger de mort. Je ne plaisante pas. Il y a la maladie, toutes les maladies, les maladies connues et inconnues, les flaques d’huile sur les routes, la pauvreté – certains n’y croient pas mais la pauvreté tue, elle tue plus que la richesse – les catastrophes naturelles, les catastrophes artificielles, l’amnésie. L’amnésie peut être mortelle parce que vous oubliez votre groupe sanguin, vous oubliez le bouton du gaz, vous oubliez de respirer pendant votre sommeil. C’est terrible de s’endormir avec cette idée que votre respiration pourrait s’arrêter pendant votre sommeil ! Je sais tout cela, j’ai vécu tout cela et je fais front. Devant chaque danger je dresse un barrage. Je multiplie les sécurités, la Sécurité Sociale, les assurances, les pneus antidérapants, les garanties contre le sinistre. Don Juan, lui, n’a pas la moindre idée de cette tragédie qu’est la vie. Il ne croit pas aux assurances. Vous voulez provoquer son ricanement ? Ce n’est pas difficile, vous dites « assurance vie ». « Assurance vie » et il ricane ! Il ricane mais déjà son esprit est ailleurs. Ailleurs, du reste, c’est pour lui le mot clef. Il est « ailleurs », il se dirige « ailleurs ». Hé bien « ailleurs », il y a le Commandeur qui plane, une électrode dans chaque main, attendant le moment propice pour le foudroyer. Lui ne voit rien, lui ne veut rien voir. Il est banalement héroïque. Et bien sûr, il meurt. C’est cela que les gens veulent qu’on leur raconte.
III – Les Noces du Commandeur
Dans un espace de réception.
Une noce : Ombrella, très nue dans sa robe de mariée, avance au bras du Commandeur – celui-ci d’une raideur toute métallique.
Suivent Anna, la petite fille, Sganarelle en garçon d’honneur d’Ombrella. Des invités. Don Juan. Photographes. Cameraman.
Sganarelle, à Ombrella : Vous êtes heureuse ?
Ombrella : Oui. Je n’ai jamais été aussi heureuse.
Elle enlace le Commandeur, se colle à lui : photos et prises de vue.
Anna : Chaque semaine, une nouvelle fiancée. Chaque semaine de l’année : une nouvelle couverture pour l’un de ses hebdomadaires.
Elle embrasse rapidement le Commandeur et Ombrella. Nouvelles poses du couple : photos et prises de vue. Les invités applaudissent.
Ombrella, suspendue au cou du Commandeur : Avec lui, pas besoin de fusée pour aller au ciel !
Rires et applaudissements. Le Commandeur emporte Ombrella sur un lit-balançoire. Simulacre de copulation. Photos et prises de vue et applaudissements des invités. Ombrella salue le public de la main, elle descend du lit-balançoire, pose devant les photographes, signe des autographes.
Sganarelle : Le monde est beau auprès de vous. S’il n’y a pas de Dieu à aimer pour toute cette beauté, je veux vous aimer comme ma déesse. Cela ne vous ennuie pas que je veuille vous aimer tellement ?
Ombrella : Non.
Le Commandeur descend à son tour. Applaudissements. Il sabre le champagne. Applaudissements. Il va parler : silence.
Le Commandeur : L’Homme aspire depuis toujours à la perfection. Certains ont essayé de l’atteindre en eux-mêmes. Ce sont des saints. Ils ne sont pas revenus de leur voyage ; aujourd’hui il n’y a plus de saints. D’autres ont tenté de l’atteindre dans leur création, ce sont les artistes, ils n’en ont embrassé que l’illusion. Aujourd’hui il n’y a plus d’artistes. Quelques applaudissements frénétiques… Mais là où les saints et les artistes ont échoué, les ingénieurs ont remporté le défi. C’est avec la machine que l’homme accède à la perfection. On calcule un fuselage par ordinateur et on obtient d’un coup, et la beauté plastique, et la fonction d’usage optimale. La machine peut être parfaite. Applaudissements polis…
Toutefois il existe une exception humaine : c’est Ombrella. Ombrella, c’est à la fois la beauté plastique et la fonction d’usage optimale. Rires et applaudissements. Entrez dans un ordinateur les paramètres de l’aérodynamique et les mensurations d’Ombrella, vous obtiendrez une bombe sur sa rampe de lancement. Une bombe sexuelle, évidemment. Je porte un toast à la perfection d’Ombrella.
Rires et applaudissements fournis. Tous sablent le champagne. Musique électroacoustique. Les invités se pressent sur la piste de danse, dont quelques couples.
Anna, qui boit d’abondance : Tu n’es plus que l’ombre de toi-même, Don Juan. Une ombre noyée dans celle, immense, du Commandeur. Que viens-tu faire ici à ses noces ? Vider les verres abandonnés comme un quelconque pochard. ?
Don Juan : Je vis dans la cité comme le sauvage dans la forêt. Tout ce qui brille m’attire. Je suis donc venu.
Anna : Oui, tu es venu. Qu’as-tu vu ?
Don Juan : J’ai vu que j’entrais dans un temple. Je n’ai pas été déçu : tout, ici, est simulacre.
Anna : Toi comme garant de l’authenticité ? Elle rit. Celle des sentiments par exemple…
Don Juan : L’authenticité est éphémère. Elle passe. Il faut la saisir au vol.
Anna : Moi aussi je ne fais que passer. Saisis-moi au vol pendant qu’il est encore temps.
Danse. Les couples changent. Sur le bord de la piste : Don Juan et la petite fille.
La petite fille : L’authenticité est éphémère. Elle passe. Il faut la saisir au vol.
Don Juan : Une mouche bourdonne à mes oreilles : c’est toi.
La petite fille : C’est possible. J’attrape tes pensées au vol et je suis toujours aussi légère.
Don Juan : Suce un bout de la carapace du Commandeur, cela mettra du plomb dans ta cervelle.
La petite fille : Je n’en ai pas besoin.
Don Juan : Alors que veux-tu ?
La petite fille : Penser la tête en bas. Pour cela il suffit de parler avec toi.
Don Juan : Je ne pense pas.
La petite fille : Justement.
Don Juan : Je ne pense pas, je suis.
La petite fille : Derrière toi, le chaos.
Don Juan : Derrière et devant. C’est le monde qui est chaotique, amorphe, incohérent, pas moi.
La petite fille : Le monde est incohérent lorsque notre intelligence ne l’éclaire pas.
Don Juan : Ce n’est pas notre intelligence qui ordonne le monde.
La petite fille : C’est quoi ?
Don Juan : Le jeu. Je joue, alors le monde s’anime, alors il s’ordonne autour de moi, alors il devient cohérent.
Il entre dans la danse. Et change souvent de cavalière. Danse avec l’Amante.
L’Amante : Tu as fait de moi ton jouet.
Don Juan : Vous mon jouet ? Vous étiez mon amour…
L’Amante : Moi-ton-amour tu m’as quittée comme une chose, sans une parole.
Don Juan : Les paroles de la séduction sont un or dans la poussière des mots. Les paroles de la séparation sont un déchet dans la poussière des mots.
L’Amante :Alors c’est faute de ces paroles-déchet que je suis devenue moi-même une rognure. Un sexe ouvert pour des hommes aux efforts grimaçants.
Danse avec l’Amant.
L’Amant : C’est toi qui as fait de mon amour ce qui n’est plus mon amour.
Don Juan : C’est moi, c’est toi, c’est elle.
L’Amant : Je voudrais que tu payes pour cela.
Don Juan : Nous battre ?
L’Amant : Oui.
Don Juan : Se battre est une question d’entrainement. Je suis très entrainé.
L’Amant : Je m’entrainerai.
Don Juan : Alors à plus tard.
Danse avec Anna.
Anna : Tu es encore là, toi le volage, le migrateur ?
Don Juan : Je prends goût à la fête du Commandeur.
Anna : Qui est celle qui t’a mis un fil à la patte ? La nouvelle mariée ?
Don Juan : A moins que ce ne soit le nouveau marié.
Anna : Le nouveau marié ? Justement le voici, le nouveau marié… Mon père qui est le Commandeur. Mon père au cerveau de platine, aux mains d’aluminium et aux couilles en bobines de surgénérateur. Tu t’es trop attardé, Don Juan.
Le Commandeur s’approche, accompagné d’invités.
Le Commandeur : Celui-ci est Don Juan. Qui n’a pas été invité à ma fête.
A Don Juan. Tu es condamné, Don Juan.
Don Juan : Pourquoi ?
Le Commandeur : La vie est une fête, c’est vrai. La vie est une fête mais il y a un envers à cette fête.
Don Juan : Quel envers ?
Le Commandeur : Un enfer.
Don Juan : Dieu est mort, moi je vis.
Le Commandeur : Dieu a changé de nom, c’est tout.
Don Juan : Quel est son nouveau nom ?
Le Commandeur : L’efficacité. C’est un nom à tiroir.
Par une pression sur le buste du Commandeur, la petite fille provoque la sortie d’une tirette délivrant un imprimé. Elle le donne à Don Juan. Il regarde, hésite.
Don Juan : Qu’est-ce ? Les cours de la Bourse ?… Courbe d’efficacité… Dieu est-il devenu un roulement à billes ?
Le Commandeur : Un nom par lequel il donne beaucoup à ses élus, et qui est impitoyable aux exclus.
Don Juan : Voilà un dieu inusable dont les yeux sont des trous…
Le Commandeur dévisse ses yeux.
La petite fille : C’est vrai, ça ! Sans yeux, la vision ne connaît pas de limite.
Elle recueille les yeux du Commandeur.
Un invité :La Justice est aveugle.
Les invités rient.
Le Commandeur : A bientôt, Don Juan !
Il s’éloigne avec sa compagnie.
La petite fille sort, tenant devant elle les yeux du Commandeur comme si elle regardait du bout de ses mains.
La scène s’est vidée. Don Juan reste seul.
IV – Hommage à Molière
Une piste de cirque.
Don Juan-Le Clown blanc, Sganarelle-Auguste.
Le Clown blanc : Je suis Don Juan.
Auguste : Je suis Sganarelle.
Le Clown blanc : Des hommes sont à ma recherche, c’est pourquoi je suis grimé en Clown blanc.
Auguste : Personne ne me cherche, c’est pourquoi je suis déguisé en Auguste.
Le Clown blanc : J’ai de bonnes raisons de penser que ces hommes qui me recherchent ne me veulent pas de bien.
Auguste : Moi aussi.
Le Clown blanc : Quoi, toi aussi ?
Auguste : Toutes ces personnes qui ne me cherchent pas ne me veulent pas de bien.
Le Clown blanc : Ah ah ! tu crois qu’on te veut du mal, à toi, Auguste ?
Auguste : Oui, ON me veut du mal et même, ce n’est pas risible.
Le Clown blanc : Qui en a après toi ?
Auguste : Les choses.
Le Clown blanc :Tu es drôle, Auguste.
Auguste : Je ne rigole pas et même, pas du tout. Il y a pire que le mal que vous veulent les gens, c’est celui que vous veulent les choses.
Le Clown blanc : Les choses ?
Auguste : Oui, LES CHOSES !
Le Clown blanc : Quelles choses ?
Auguste : TOUTES les choses. Les choses ne m’aiment pas, elles me traquent.
Le Clown blanc :Elles te traquent ?
Auguste : Elles me traquent. Il y a celles qui me piquent, qui m’écorchent, qui m’écrasent. Celles qui m’ébouillantent, qui m’électrocutent, qui me débitent en rondelles. Celles qui me secouent, qui m’enferment dans le noir entre deux étages, qui m’enlèvent l’air des poumons. Celles qui me crétinisent, qui m’aspirent la cervelle comme à travers une paille plantée dans les yeux, qui me font faire des cauchemars. Celles qui…
Le Clown blanc : Va chez le docteur, Auguste.
Auguste : J’y vais toutes les semaines et j’avale tous les jours dix pilules de toutes les couleurs.
Le Clown blanc : Alors laisse les choses et vis avec tes doigts.
Auguste : Mais je les aime, moi, les choses ! Je les adore, même ! Si seulement elles étaient indifférentes, nous serions heureux ensemble !
Le Clown blanc : Pauvre Auguste.
Auguste : Celles que j’aime le plus, ce sont les voitures. Ah, les voitures… Hé bien les voitures, elles sont les pires avec moi ! Elles veulent ma mort…
Le Clown blanc : Pauvre pauvre Auguste !
Auguste : Oui, je sais, Môssieu se moque bien des voitures !
Le Clown blanc : Bah bah bah…
Auguste : De la voiture-intelligente-avec-détecteur-sur-zone-triconnecté, il s’en moque !
Le Clown blanc : Ah ah !
Auguste : Môssieu ne croit pas au progrès ! Ni au progrès, ni aux soucoupes volantes…
Le Clown blanc : Ah ah ah !
Auguste : Môssieu ne croit même pas au Claoud ! Il est de ces esprit forts qui se passent des réseaux et qui vivent sans mobile ! Il se gausse, oui, se gausse ! de tout ce qui s’y passe et de tout ce qu’on y voit ! Il ignore ceux qui font le beuz, se fiche du Net, ni ne clique, ni ne tchate !
Le Clown blanc : Laissons cela, Auguste.
Auguste : En quoi crois-tu, Clown blanc ?
Le Clown blanc : En quoi je crois ?
Auguste : Oui, en quoi crois-tu qu’il faille croire ?
Le Clown blanc : Regarde cet être blafard qui vient vers nous. Lui va te dire ce en quoi il faut croire.
Entre un pauvre.
Auguste : Ce nouveau badaud-là ?
Le Clown blanc :Oui. Interroge-le, il te le dira.
Auguste : Collègue, ce n’est pas moi qui te le demande, c’est lui. Alors si tu trouves ma question déplacée, je n’y suis pour rien… Dis-moi ce en quoi il faut croire…
Le pauvre : Que veux-tu dire là, toi ?
Auguste : Qu’est-ce qui inspire à la fois du respect et de l’admiration, de de la crainte et de l’amour ?
Le pauvre : L’argent !
Le Clown blanc : Voilà, il a répondu.
Le pauvre, au Clown blanc :Justement j’en ai pas. T’as pas une pièce, toi, avec ton costume style.
Le Clown blanc : Tu as dit que tu croyais à l’argent, pas en la bonté des hommes.
Le pauvre :Tu ne veux pas m’en donner ?
Le Clown blanc : Si tu aimes l’argent plus que tout, vends-toi.
Le pauvre : Sur le marché du travail, je vaux plus rien.
Le Clown blanc : Vends un bout de toi.
Le pauvre : Quoi ?
Le Clown blanc : Sous ta chemise tu as un trésor. Tiens par exemple, dans le bas de ton dos, tu as deux reins. Tu en gardes un pour toi et tu vends l’autre. Cela se vend bien, un rein…
Le pauvre : Mon rein !
Le Clown blanc : Ou un morceau de foie, de rate, une oreille, un œil. Ça rapporte gros, un œil… Il y a aussi les ressources renouvelables, le sang, le sperme, le liquide céphalo-rachidien…
Le pauvre : Parle encore dans ce style et ton foie à toi ne vaudra plus rien sur le marché ! Ni ta rate ! Ni ton nez ! Quant à tes yeux, tu les auras pochés !
Le Clown blanc : Il se fâche, c’est bon signe.
Le pauvre :Alors vous ne voulez rien me donner ?
Le Clown blanc : Donne-lui un billet, Auguste, pour l’amour de l’homme.
Auguste, retournant ses poches : Rien en liquide, patron, je paie tout par carte.
Le pauvre : Rien que des radins ! Cet argent qu’on veut pas me donner, j’irai le voler !
Le Clown blanc : Ah ! Voilà enfin la parole d’un homme.
Le pauvre sort.
Auguste : Oui ! Voilà un brave type devenu féroce et lancé dans les rues au péril des passants. Joli travail.
Le Clown blanc : Transformer un mouton en loup n’est pas à la portée du premier venu.
Auguste : Tant mieux !
Un temps ; le clown blanc regarde vers les cintres.
Le clown blanc : As-tu renoncé à tous tes rêves, Auguste ?
Auguste : Non.
Le Clown blanc : Moi non plus. Je vois là-haut un ange qui me fait des signes.
Auguste : Je la vois aussi, c’est la trapéziste !… C’est bien nous qu’elle appelle ! Ouh, ouh ! Ouh, ouh !
Le Clown blanc : Ce crétin me gâche mon ciel !
L’Auguste poursuit ses appels avec de grands gestes. Deux hommes entrent et observent les gesticulations d’Auguste. S’approchant :
1er homme : Nous cherchons Don Juan….
Auguste, au Clown blanc : Ils cherchent Don Juan.
2ème homme : Vous ne l’avez pas vu ?
Auguste : Nous ne l’avons pas vu, pas du tout, du tout, du tout.
Au Clown blanc : Hein que nous ne l’avons pas vu ?
1er homme : Comment est-il habillé ?
Auguste : Il avait un habit bl… bleu.
Au Clown blanc : Hein qu’il avait un habit blebleu ?
2ème homme, au Clown blanc : Vous connaissez ce garçon ?
Le Clown blanc : Oui, c’est Auguste.
1er homme, au Clown blanc : Connaissez-vous Don Juan ?
Le Clown blanc : Non.
2ème homme : Cet individu connaît-il Don Juan ?
Le Clown blanc, à l’Auguste : Connais-tu Don Juan ?
Auguste : Hi hi hi, c’est toi qui me demandes ça ?
Le Clown blanc : Non, c’est ce monsieur. Hé bien le connais-tu oui ou non ?
Auguste : Ben oui, cette question !
Le Clown blanc, aux deux hommes : Il connaît Don Juan.
1er homme, à l’Auguste : Eh bien, mon garçon, nous allons faire ensemble un petit brin de causette !
Les deux hommes sortent, entraînant Auguste.
Le Clown Blanc : Fidèle Auguste. Qui entraîne au loin mes ennemis…
Portant son regard vers les cintres : Hé ! La trapéziste aussi s’est envolée ! Un instant de répit est bienvenu alors que je sens l’orage qui s’assemble au-dessus de ma tête. Il est temps que je fasse le point avec moi-même. J’aime les femmes. Pourquoi j’aime les femmes ? Parce que j’aime en elles la beauté. Chaque femme nouvelle est un paysage inconnu où je veux me perdre. C’est cela le point de départ de tous mes ennuis. Si j’aimais la laideur et détestais les paysages inconnus, tout irait bien. Il y a du bon dans ce que pense l’Auguste. Moins désirer les femmes et davantage convoiter les choses, voilà le moyen de réformer ma vie. Oui, que je me convertisse sincèrement à l’amour des objets et c’est un nouvel homme qui va apparaître. Un homme lisse et lustré, comme un ludion dans son bocal !
La Danseuse de corde entre en passant.
La Danseuse : Tiens ! Voilà le Clown blanc. Viens me voir dans ma loge, Clown blanc.
Le Clown blanc : Ah ! Danseras-tu pour moi avec ta corde ?
La Danseuse : Oui, pour toi je le ferai. Viens. Je t’attends.
Elle sort.
Le Clown blanc : Ce n’est pas trahir ma résolution que de la repousser d’un moment. Tout à l’heure, ma conversion aux choses n’en sera que plus éclatante.
Il suit la Danseuse de corde. Entre Auguste avec les deux hommes.
1er homme : Il était là, maintenant il a disparu.
Auguste : Je vous le disais. Ce garçon ne tient pas en place.
2ème homme : Où pouvons-nous le trouver ?
Auguste : N’importe où hors d’ici.
1er homme : Alors allons-y.
Ils sortent. L’Auguste accompagne leur départ d’un geste de balayage.
À cet instant, entre l’Hercule.
L’Hercule : Hé bien l’Auguste, pas content de me voir ?
Auguste : Ssssssssssi.
L’Hercule : Dis, l’Auguste, je cherche ma femme, la danseuse de corde…
Auguste :Tout comme moi. Je cherche Donj… le Clown blanc.
L’Hercule : Tu cherches Donj le Clown blanc. Tiens, tiens… Et si on les cherchait ensemble, la Danseuse de corde et Donj le Clown blanc, hein ? Des fois qu’ils se trouveraient justement au même endroit, hein ? la danseuse de corde et Donj le Clown blanc !
Auguste : Te te. Peu probable. Très très très très peu probable… Du reste, le voilà, Donj… le Clown blanc.
Entre le Clown blanc.
L’Hercule : Viens voir ici, Clown blanc. Je veux mesurer ma force avec toi.
Le Clown blanc :Avec moi ?
L’Hercule : Oui, avec toi.
Le Clown blanc :Tu es le plus fort, Hercule. Nous le savons bien tous les deux.
L’Hercule : Viens tout de même, je te laisserai l’emporter. Voilà trop longtemps que je ne me suis pas mesuré avec quelqu’un qui le mérite.
Le Clown blanc : Lutte avec l’Auguste. Il est petit mais pugnace. Un vrai chien enragé quand il se bat.
Auguste : Moi ? Je ne me suis jamais battu !
Le Clown blanc :C’est pour cela que tu ignores ta force.
L’Hercule : Non, c’est avec toi que je veux me battre, Clown blanc. Arrive ici.
Ils luttent en une prise statique. Le Clown blanc fait plier l’Hercule.
L’Hercule : Fichtre ! Des muscles d’acier sous le satin blanc. C’est un drôle de Clown blanc que tu fais.
Le Clown blanc : Et toi tu es un fameux Hercule… Qu’y a-t-il derrière cette porte ?
L’Hercule :C’est la porte du Labyrinthe.
Le Clown blanc : Le Labyrinthe ? Qu’y a-t-il dans le Labyrinthe ?
L’Hercule : Il ne sait pas ce qu’il y a dans le Labyrinthe !
Le Clown blanc : Non je ne sais pas.
L’Hercule : Tu veux le savoir ?… Regarde !
Il appuie sur un commutateur. Le labyrinthe s’éclaire. Le Commandeur apparaît à l’intérieur, Minotaure aveugle.
Auguste : Ah ! Le coco… le cocomo… le Commandeur !
L’Hercule : Regarde, Clown blanc… Il te fait signe d’approcher !
Le Clown blanc : À moi ?
L’Hercule : Oui, c’est bien à toi qu’il adresse son signe.
Le Clown blanc : Auguste, va lui demander ce qu’il veut.
Auguste : J’irais lui parler à l’oreille si mes jambes ne restaient pas assises dans leur coin. Tu le sais bien, Clown blanc ! ces chromes, ces algodromes, ces clignotics, ça me donne un trac noir.
Le Clown blanc : Alors je vais aller voir moi-même ce qu’il veut.
Le Clown blanc avance dans le labyrinthe. L’éclairage s’éteint. On entend le bruit d’une lutte. Un bruit de verre brisé. Don Juan-Clown blanc réapparaît, seul, dans la lumière, son beau costume blanc avec une fleur de sang.
Don Juan : Je suis comme un renard qui a la patte prise dans un piège. Si je t’affronte, Commandeur, c’est mon propre bras que j’arrache.
V – Le Festin de Fer
Un rivage de l’océan.
Une aire sablonneuse dans laquelle sont enlisées de ci, de là, des carcasses d’arbres et des squelettes métalliques. L’un en particulier ressemble à un imposant siège de fer (un trône ?). La petite fille va et vient dans cet espace, comme en un jeu : c’est une histoire qu’elle se raconte. Puis qu’elle raconte :
La petite fille : Déjà tout est fini et lui ne le sait pas. Du moins fait-il comme si de rien n’était. Il a trouvé par là-bas dans les dunes une sauvageonne aux cheveux comme une broussaille et à la poitrine d’infante, et l’écho de leurs ébats se joint par saccades aux gémissements du vent. Pourtant tout est fini et s’il ne le sait pas, un autre est à l’affût pour cet achèvement : un être au front de cobalt et à la volonté de commande. Celle-ci a fait surgir au milieu du flot une cathédrale de verre et d’acier : l’île du Commandeur, qui vibre tout le jour comme une ruche au centre d’un ballet : hélicoptères bourdonnants et vedettes vrombissantes. Au soir, elle brille silencieuse dans le soleil couchant…
Mais ici, de ce côté-ci du flot, ce n’est plus que du sable. Du sable, des arbres blanchis de sel, et tout ce que les vagues déposent au hasard sur la plage. Il y vient des oiseaux, des myriades d’oiseaux avides ; il y vient par bandes des enfants sauvages qui courent en criant dans les flaques et disputent aux mouettes le poisson mort sur le rivage. Aujourd’hui, ils ont coiffé la dune de perches auxquelles sont accroché de drôles de pendeloques : crânes de chat, boîtes d’aluminium, tampons usagés et carcasses de crabe. Et leur fanfare de fer blanc et plastique lance par instant un staccato barbare.
C’est qu’ils sont au spectacle. Là-bas, dans les herbes, une bête bicéphale gémit avec entrain. Ses huit pattes font voler le sable, elle dresse tour à tour dans la lumière du soir un buste aux seins de corail et le torse d’un faune. Et fait flotter dans le vent ses crinières de lin et de suie.
Quelque part dans la mer, l’île de verre s’illumine au couchant comme un œil à facettes. A son seuil ouvert sur le flot, un être au front de cobalt et aux semelles de plomb rumine des desseins impénétrables. Son cerveau inusable abrite l’œil du Temps. Et c’est sans un regard qu’il connaît son chemin au travers de l’onde opaque.
Un silence où elle regarde à l’intérieur d’elle-même.
A présent des ombres animent silencieusement la plage… Des ombres que le soleil du soir allonge démesurément…
Entrent deux hommes en costume noir et chapeau melon. Ils transportent une malle, la déposent près du siège de métal, ainsi que chapeau et veste. Ils nettoient et ratissent le sable devant le « trône ». En deçà :
La petite fille, faisant une marelle :
En haut le ciel
En bas l’enfer
Baisers de miel
Souliers de fer.
Ils se sont vus
Ils se sont plus
Se sont dit « tu »
Se sont mis nus.
Le soleil meurt
La lune demeure
C’est bientôt l’heure
Du Commandeur.
Don Juan apparaît, il observe le lieu, puis vient prendre place sur le siège. Les deux servants ont remis leur veste. Ils disposent devant lui une table, et, face à lui, un siège qui demeure vide.
Entre Anna, toute de noir vêtue. Elle s’installe à l’écart sur un siège pliant.
L’Amante aussi est là, qu’on n’avait pas tout d’abord distinguée : dans une robe de sable. Sa tête, très expressive, se détache du fond sablonneux.
La petite fille poursuit en mimant sa comptine.
Un repas est servi. Don Juan boit et mange.
Anna : Un bel appétit qui fait plaisir à voir !
L’Amante : L’exercice donne faim. Si vous aviez vu sa frénésie tout à l’heure sur la dune ! Une endurance de coureur de fond !
Anna : Je l’avais pourtant pisté comme un animal sauvage. Mais j’ai perdu sa trace dans les sables… Ce sont les préparatifs qui m’ont remise sur la voie.
L’Amante : Moi, j’étais là depuis longtemps. Un siècle que je l’attends. Comme une araignée patiente. Et toute la progéniture qu’il m’a giclée dans le ventre proliférant autour de moi !… Mon attente ne fut pas vaine.
Anna : Pas plus que ma poursuite. Mais notre curiosité, ne l’est-elle pas ? Mille ombres sur la plage, mille regards…
L’Amante : Cela m’eut été égal d’être la millième si j’avais été la dernière…
Anna : Moi, non ! Mais c’est plus fort que moi. Je veux voir comme il meurt, celui que j’ai aimé autant que la vie !
L’Amante : Vous croyez que c’est la fin ? Je l’aurais attendu là où il finit ?
Anna : Vous avez des doutes ? Moi, je n’en ai pas, je sais de quoi il retourne. C’est ici le sable d’une lice. Son adversaire va surgir tout d’un coup. Son adversaire ! Un monstre ! Un monstre qui me mange dans la main…
La petite fille, qui s’est mise dans le cercle.Avec un rire aigu : Un ciel trop bleu : bleu électrique ! Ça ne vous met pas la puce à l’oreille ? Et la mer qui reproduit toujours le même mouvement ? Ici, c’est une case du labyrinthe. Le Commandeur va soudain fendre l’illusion d’un coup de corne !
L’Amante : Du bluff ! J’ai les pieds suffisamment enracinés dans le sol pour savoir ce qu’il en est. S’il y a une mise à mort, ce sont mes enfants qui sonneront l’hallali.
Anna : Dans la dune, c’était avec qui ?
L’Amante : Une petite sauvageonne. Une chevelure d’herbes et des seins comme deux coquilles de bernicle.
Entre Ombrella qui traverse la scène avec une nonchalance ostentatoire. Elle va s’installer sur une structure métallique qui semble avoir été dessinée pour qu’elle y love son corps.
Anna et l’Amante la suivent chacune d’un regard hostile. Un silence.
Anna : Celle-là, pourquoi vient-elle si ce n’est pour la mise à mort ? Rien d’autre pour elle qu’une montée d’orgasme…
Un temps.
L’Amante : Vous croyez qu’il n’entend pas ?
Anna : Il fait mine. Regardez le mouvement de sa pomme d’Adam lorsque nous parlons.
Un silence.
Don Juan : J’ai le souvenir de vos caresses, de l’odeur de votre chevelure, de la douceur de vos baisers et de la fleur d’opale de votre sexe, mais j’ai oublié votre nom…
L’Amante : Moi, je n’ai pas oublié le tien, Don Juan ! Ni la violence de mon amour.
Don Juan : Oui… je me souviens… La violence de votre désir.
L’Amante : La violence de mon amour : lancinant comme le cri d’une bête.
Don Juan, buvant et mangeant : Un homme n’y eut pas suffi.
L’Amante : Si ! toi !
Don Juan : Il faut beaucoup d’hommes pour nourrir cette bête-là.
L’Amante : Ils sont venus. Ils avaient ton visage, tes mains. C’est pourquoi tous mes enfants te ressemblent.
Don Juan : Où cachez-vous ces monstres ? Sous vos jupes ?
L’Amante : Ils jouent là-bas sur la grève.
Don Juan : Voulez-vous de ce vin ?
L’Amante : Non. Ce n’est pas pour boire mais pour voir que je suis ici.
Don Juan : Pour voir ? Et toi, Anna, es-tu venue aussi pour voir ?
Anna : Oui.
Don Juan : Voir quoi ?
Anna : Une agonie.
Don Juan : La Terre meurt. Le couchant étale sa pourpre. C’est l’air empoisonné qui fait les plus beaux crépuscules.
Anna : La Terre meurt mais l’Empire du Commandeur prospère.
Don Juan : L’Empire du Commandeur : un fantasme.
Anna : Tu broutes à son râtelier et ses domestiques te servent.
Don Juan : La Nature a toujours été bonne mère pour moi. Le Commandeur fait les fruits plus rouges et le ciel plus violet. Un épiphénomène. Moi, je tends toujours la même main.
La petite fille : Le Commandeur, c’est l’histoire de l’artiste qui peint sur le paysage. Il fait les fruits plus rouges, les arbres plus verts, la montagne plus brune et plus blanche, et le ciel plus violet. Mais on n’ose pas retirer le chevalet, de crainte qu’il n’y ait plus rien derrière !
Anna : Toi, tu es un trou dans ce paysage, Don Juan. Tu n’existes plus que par défaut mais tu ne le sais pas encore.
Don Juan : C’est que je deviens rien à force de vivre en pleine chair. Devenir rien par trop plein, c’est en quelque sorte parvenir à l’idéal.
L’Amante : Un rien qui existe énormément par défaut. J’ai hurlé par manque de ce rien. Mon corps, un trop plein, une boue où je me suis débattue par manque de ce rien.
Anna : La boue, c’est de lui, c’est son passage qui vous l’a laissée. Comme celle que le flux laisse sur le rivage.
Don Juan, à l’Amante : Si vous vous étiez penchée sur cette boue, vous y auriez trouvé des pierres précieuses.
L’amante : Je me suis penchée sur cette boue et j’y ai vu l’empreinte de mes seins, de mes fesses, de mon ventre. Que des hommes ont eus en partage. C’est aussi une façon d’exister : des enfants sont sortis de mon ventre… des petits sauvages nés avec bec et ongles !
Anna : Séchez vos larmes et regardez celui-là. Lui, qui s’est fait une spécialité dans l’esquive, il va cette fois disparaître pour de bon.
Don Juan :Moi ? Disparaître ?
Anna : Pauvre fou ! Qui s’est convié à la table du Commandeur, ce soir…
Don Juan : J’ai invité à la mienne un scarabée qui s’appelle le Commandeur.
Anna : La tienne ou la sienne, c’est pour toi la même chose ! Ce scarabée dont tu parles est mon géniteur.
Don Juan : C’est vrai, ton géniteur. Un être aujourd’hui tout entier converti à la matière.
Anna : On peut le dire ainsi. Une chose, si tu veux. Mais ne mérite-t-elle pas le nom de père cette chose qui me donne sur les hommes le pouvoir de l’argent ?
Don Juan : Elle le mérite.
L’Amante : Oui, elle le mérite ! Mes enfants seraient comme des dents dans une mâchoire avec un tel père.
Anna :Une chose dont la destination excède la volonté humaine. Quand il se dressera devant toi dans sa cuirasse d’acier bruni, que vas-tu lui opposer ?
Ombrella, soudain,avec ardeur : Je voudrais qu’il y ait une lutte ! Un vrai combat !
La petite fille : Au bras de fer, facile de deviner lequel est le plus fort ! Et aux échecs, n’en parlons pas !
Elle rit.
Anna : Le plus beau, dans cette confrontation, c’est que tu as tout à perdre et rien à gagner.
Ombrella : Je voudrais qu’il y ait un combat et que l’un des deux soit achevé dans la poussière. Alors je me suspendrais au cou du vainqueur.
Anna, à Ombrella : Tu n’as pas de préférence ?… Entre le poitrail chromé du Commandeur ou ce torse de lutteur d’alcôve ?
Ombrella : Que le vainqueur m’emporte !
Anna : Tu auras les chromes. Une vraie femelle pour une virilité en toc. Elle me fera des sœurs avec la pompe à sperme du Commandeur !
Don Juan : Vous allez être déçues. Ce n’est pas dans ma vocation d’engager un combat contre la matière. Peu m’importe que le Commandeur garde, ou non, ses certitudes algorithmiques…
Anna :Il les gardera.
Don Juan : S’il vient ici singer une vie qu’il ne possède plus – l’a-t-il jamais possédée ? ce sera pour notre agrément. Ombrella viendra s’assoir sur ses genoux et je lui offrirai de ce vin. Et nous rirons car ce vin n’est pas triste.
Anna : C’est de ta vie qu’il s’agit. Ta vie n’est rien, absolument rien, au regard de sa puissance.
Don Juan : Elle est plus que tout ce qu’il peut espérer. On ne se fait pas une humanité de rechange dans l’exercice du pouvoir : les qualités que requiert celui-ci sont de l’ordre de la mécanique. Chère Anna, c’est à une Comédie de l’Artifice que tu vas assister ce soir.
Anna : Tu te trompes, Don Juan.
Don Juan : Seule une volonté humaine peut vouloir ma mort.
Anna : Non. On peut mourir sur un coup de dé. Dans l’ordre du Commandeur tu n’existes plus. Tu n’appartiens plus à sa mémoire vive. Pas de tragédie dans cette disparition, seulement une remise à jour.
Don Juan : Ah ah ah ! Un calcul statistique en guise de destin ! Et son instrument, c’est cet homoncule à carapace ?
Anna : Les engins de mort ne manquent pas.
Don Juan : C’est vrai. Les concevoir est une activité abstraite qui implique à peine l’idée de meurtre. Mais notre propre mort elle-même est une pensée abstraite. Je suis né avec une bombe à retardement dans la tête, qui s’appelle la mort. Le coupable est mon père, pas le tien.
La petite fille : La machine de mort du Commandeur, c’est une attrape.
Anna : … Laquelle ?
La petite fille : Cette devinette :
Parmi tous les objets j’ai choisi pour tuer
Celui qui apparaît comme le plus familier.
Don Juan : Une devinette pour Sganarelle. Mais à cette heure, Sganarelle élève ses enfants et apprête ses vieux jours. Il n’a que faire des devinettes.
L’Amante : Il y a un bouillonnement de bulles près du rivage. Elles me chatouillent les pieds.
Anna se lève, en alerte.
La petite fille : Les enfants des sables se rassemblent sur la berge. Ecoutez… Une fanfare de trompes et de crécelles ! Elle annonce sa venue !
Anna se rassoit.
Don Juan : Je les connais, ils vont le mettre en pièces. Ils sont aussi adroits à désosser une machine qu’à écorcher un chat. Ce sera dommage pour notre petite soirée.
Anna, avec lassitude : Il y a dix Commandeurs de rechange. Tous les dix : cuirassés.
Don Juan, à l’Amante : Vous avez entendu ? Dix ! Surveillez votre progéniture, ce troupeau de monstres ne regardera pas où il va mettre les pieds.
L’Amante : Mes enfants vont se tenir à distance convenable. Pour eux la vie est un bien trop précaire pour qu’ils l’exposent inconsidérément.
Anna, brusquement : Enfuis-toi ! Peut-être suffit-il de fuir !
Un temps.
Don Juan : Peut-être cela suffit-il, mais est-ce bien nécessaire ?
Anna : Cette illusion de bravoure, c’est seulement de l’idiotie !
Don Juan, buvant : L’idiotie, un solide principe d’existence. Preuve que je suis bien vivant !
Anna, criant : Pourquoi ne voit-il pas ce que tout le monde voit ?
Les deux servants saisissent les bras de Don Juan. Courte lutte. Ils l’attachent avec des sangles sur le siège et posent méthodiquement les électrodes. Un temps.
Don Juan : Cette situation étrange me rappelle un autre épisode, curieux lui aussi dans son genre. Un jour, je me suis trouvé dans une caverne de béton et de verre, enfermé par inadvertance. Un laboratoire, en fait, où tout un univers cybernétique chuintait et clignotait. Ma délivrance n’était qu’une question de temps et le désœuvrement me plongea dans une sorte d’assoupissement. Quand la sensation d’un regard me tira de ma torpeur : c’était, derrière les barreaux d’une cage, une étrange demoiselle : dans son visage velu brillaient deux grands yeux sombres, des yeux de nuit. Machinalement, je lui ouvris sa prison et elle vint se blottir contre moi : dans la solitude, la barrière des espèces ne tient plus et je suis sûr que l’intimité des bergers d’Arcadie avec leurs brebis n’était pas que mythique. Moi aussi je pris avec ma femelle le chemin des chimères. Etait-ce là le sujet d’une expérience dont j’aurais été le cobaye involontaire ? Toujours est-il que l’heure de ma libération fut pour ma bête de compagnie celle de la vivisection… Cette péripétie était-elle horrible ou drôle ? Elle n’avait ni queue, ni tête ! Hé bien, ce soir, j’en découvre l’aboutissement !
Il rit.
L’Amante : Que lui arrive-t-il ? Est-il devenu fou ? On le soigne comme un fou…
La petite fille : On le soigne plus qu’un fou. Nous avons bientôt fini de vivre, Don Juan.
Les servants regardent leur montre.
Anna : Il n’est pas l’heure encore…
La petite fille, à Don Juan : A quoi penses-tu ?
Don Juan :Imagine la chute d’une plume zigzaguant vers le sol : tu liras dans mes pensées.
Une gerbe d’étincelles jaillit du siège ; Don Juan pousse un cri ; le Commandeur est brusquement mis en lumière ; Don Juan meurt.
Les servants détachent le corps, qui tombe. Ils ôtent leur chapeau, s’épongent le front et saluent le Commandeur.
L’Amante a un rire nerveux. Ombrella touche le mort du bout de son soulier. Anna essuie furtivement des larmes. La petite fille s’est endormie.
On entend la fanfare de trompes et de crécelles des enfants des sables.
Fin du Don J.